À la suite de son discours d’investiture, le général de Gaulle quitte l’hémicycle et ne participe pas au débat. Dix-sept parlementaires se succèdent à la tribune et parmi eux, neuf se prononcent contre l’investiture. François Mitterrand, député UDSR de la Nièvre, en fait partie, et exprime son inquiétude et sa défiance face aux annonces du général de Gaulle et, notamment, les pleins pouvoirs accordés au nouveau Gouvernement pour six mois, ainsi que la réforme de l’article 90 de la Constitution.
L’intervention de François Mitterrand ne suffira pas à convaincre, puisque 329 députés accordent l’investiture à de Gaulle.

 

M. François Mitterrand. Mesdames, messieurs, sur quoi allons-nous nous prononcer dans un instant, sur quelle déclaration, sur quel texte ?

Cependant, on était en droit d'attendre et de connaître l'opinion du Président du Conseil pressenti sur des événements récents dont on pourrait croire qu'ils n'ont pas existé.

[...]

Je suis de ceux qui désiraient entendre l'opinion du Président du Conseil désigné sur les faits qui ont fixé l'orientation de la crise, je veux parler des événements d'Algérie. Or, pas plus aujourd'hui qu'hier, je ne suis en mesure de me prononcer autrement qu'à la faveur d'indications telles que celle-ci : « L'armée scandalisée de la carence des pouvoirs publics ».

Il faut donc examiner le contexte, contexte, favorable, contexte défavorable.

Contexte favorable : l'homme au prestige unique, à la gloire incomparable, aux services rendus exceptionnels. L'homme de Brazzaville, qui, plus qu'aucun autre, signifie par sa seule présence à cette tribune une espérance pour les peuples d'outre-mer. Oui, c'est une espérance pour beaucoup de nos frères.

Enfin le général de Gaulle incarne l'autorité indispensable à la conduite des affaires publiques, et cela n'est pas négligeable, même si cela nous fait entrer déjà dans le contexte inquiétant.

Je ne doute pas, en tout cas, que le contexte favorable amènera certains de nos collègues à déposer dans l'urne un bulletin blanc, je ne doute pas qu'ils sont sincères et que dans ce grand débat où se pose la question : de Gaulle sauvera-t-il la République ou bien la perdra-t-il ? ce soit le même souci patriotique qui commande leur réponse.

Contexte inquiétant : la réforme de la Constitution. Les indications fournies ne nous renseignent pas. Je n'en connais que les grandes lignes. Serai-je obligé de recourir aux souvenirs d'un itinéraire qui commence a Bayeux ? Peu importe.

Nous ne nous battrons pas pour les rites, pour les moeurs, pour les travers de ce système tant dénoncé. Quelques-uns des hommes qui entourent le général de Gaulle dans son Gouvernement sont d'ailleurs particulièrement qualifiés pour le défaire. Ce système, ils l'ont fait, ils l'ont géré, ils l'ont perdu. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

A droite. Et vous ?

M. François Mitterrand. J'ai voté, avec mes amis de groupe, qui se partageront dans ce vote, contre la Constitution de 1946 et j'ai voté, avec les mêmes amis, pour tous les projets réformant cette même Constitution.

Cependant, j'ai tout lieu de croire qu'il ne s'agit pas en l'occurrence - c'est bien clair - d'une réforme de la Constitution, même à la manière de M. Pierre Pflimlin. Il s'agit tout bonnement, mesdames, messieurs - pourquoi le nier, le taire, ou l'oublier ? - d'un changement de régime. (Applaudissements sur quelques bancs à gauche.)

Le contexte favorable, il appartient à un certain nombre d'entre vous, qui se prononceront « pour », de l'exposer entièrement. Pour moi, je voudrais dire ma principale objection.

La présence du général de Gaulle signifie, même malgré lui, que désormais les minorités violentes pourront impunément et victorieusement partir à l'assaut de la démocratie. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Lorsque, le 10 septembre 1944, le général de Gaulle s'est présenté devant l'Assemblée consultative issue des combats de l'extérieur ou de la Résistance, il avait auprès de lui deux compagnons qui s'appelaient l'honneur et Ia patrie.

Ses compagnons d'aujourd'hui, qu'il n'a sans doute pas choisis mais qui l'ont suivi jusqu'ici, se nomment le coup de force et la sédition. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche).

En bref, au moment où l'Assemblée nationale va se prononcer, au moment où - comme son message solennel l'a rappelé ici même avant-hier - le plus illustre des Français se présente devant nous, je ne puis oublier que le général de Gaulle, président du Conseil pressenti, fut appelé d'abord et avant tout par une armée indisciplinée. (Murmures à droite.)

En droit, le général de Gaulle tiendra ce soir ses pouvoirs de la représentation nationale ; en fait il les détient déjà du coup de force. (Vifs applaudissements sur de nombreux bancs à gauche.)

Quelqu'un vient de dire : dans quelque temps, vous vous rallierez.

Eh bien ! Oui, mesdames, messieurs ! Si le général de Gaulle est le fondateur d'une nouvelle forme de démocratie...
...si le général de Gaulle est le libérateur des peuples africains, le mainteneur de la présence de la France partout au-delà des mers, s'il est le restaurateur de l'unité nationale, s'il prête à la France ce qu'il lui faut aussi de continuité et d'autorité, je me rallierai, mais à une condition...

M. Pierre Charles. Un portefeuille !

M. le Président (André Le Troquer) : Ces interruptions sont intolérables.

Je préviens ceux qui s'en rendraient coupables que je prononcerai des rappels à l'ordre avec inscription au procès-verbal.

M. François Mitterrand. Je prie monsieur le Président de l'Assemblée nationale de ne pas s'émouvoir.

M. le Président. Je ne suis pas ému. ! (Rires)

M. François Mitterrand. Il est vrai, que j'ai eu plus souvent l'occasion de refuser un poste dans un gouvernement que ce monsieur ! (Rires)

Mesdames, messieurs, puisqu'il s'agit de nous séparer pour des mois, puisqu'une seule chose est claire dans ce qui nous a été annoncé, c'est que nous serons sans délai en congé, puisque nous savons que nous est réservée une séance de pure forme, imposée par la Constitution, le premier mardi d'octobre, puisque le général de Gaulle nous invite à nous taire et à le laisser faire, je pense que c'est maintenant qu'il faut crier à la Nation que les hommes qui se battent pour la liberté et pour la souveraineté populaire, même s'ils ont le coeur plein d'inquiétude, même s'ils sont angoissés, ne se laisseront pas aller au désespoir.

Il y a encore beaucoup à faire et la France continue. Il y a la foi et il y a la volonté et il y a, au bout du compte, la liberté victorieuse dans la patrie réconciliée.

Cet espoir me suffit, m'encourage, m'accompagne au moment où je vais voter contre l'investiture du général de Gaulle.(Vifs applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et sur tous les bancs à l'extrême gauche.)

 

 

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