Monsieur le Président de la République,

Accusé, puis condamné, sur une preuve d’écriture, pour le crime le plus infâme qu’un soldat puisse commettre, j’ai déjà déclaré, et je déclare encore que je n’ai pas écrit la lettre qu’on m’impute, que je n’ai jamais forfait à l’honneur.

Depuis un an, je lutte ainsi avec ma conscience, contre la fatalité la plus épouvantable qui puisse s’acharner après un homme. Je ne parle pas des souffrances physiques, elles ne sont rien ; les peines de cœur sont tout, et elles sont horribles. Souffrir ainsi soi même est déjà horrible, mais sentir aussi souffrir tous les siens autour de soi, c’est épouvantable ! … C’est l’agonie de toute une famille, pour un crime horrible que je n’ai pas commis.

Je ne viens solliciter ni grâce, ni faveurs, ni convictions morales ; je demande, je supplie, qu’on fasse la lumière, pleine, entière, sur cette machination, toute ma famille et moi, sommes les malheureuses et épouvantables victimes.

Si j’ai vécu, Monsieur le Président, si j’arrive encore à vivre, c’est que le devoir sacré que j’ai à remplir vis à vis de ma femme, de mes enfants, des miens, régit mon âme et la gouverne ; autrement, j’aurais déjà succombé sous le fardeau trop lourd pour des épaules humaines.

Au nom de mon honneur arraché par une erreur épouvantable, au nom de ma femme, au nom de mes enfants déshonorés – oh ! Monsieur le Président, rien qu’à cette dernière pensée, mon cœur de père, de Français, d’honnête homme, rugit et hurle de douleur. Je vous demande justice, et cette facilité pour laquelle je vous sollicite, avec toute mon âme, avec toutes les forces de mon cœur, les mains jointes dans une prière suprême, c’est de faire faire la lumière sur cette tragique histoire, de faire cesser ainsi le martyre effroyable d’un soldat et d’une famille, pour lesquels l’honneur est tout.

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien agréer l’expression de mes sentiments dévoués et respectueux.

A. Dreyfus.

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