Vous acquitterez Schwartzbard, car vous avez senti, j’en suis sûr, de quoi vous êtes aujourd’hui responsable ».

 

Par Henry Torrès

Messieurs de la Cour, Messieurs les Jurés,

 

Je me suis engagé hier, tout entier, par un acte de foi envers vous. J’ai pris la responsabilité, inédite ici, – et je ne garantis pas à vos successeurs que ce précédent sera toujours suivi par ceux qui viendront après moi – j’ai pris la responsabilité, hier, de renoncer à près de quatre-vingts témoins que j’avais fait citer pour la défense, c’est-à-dire à des hommes qui, dans tous les domaines, représentent le génie de la France dans ce qu’il a de plus rayonnant et de plus haut ; c’est-à-dire aussi à des hommes qui ont souffert des pogromes dans leur chair et qui seraient venus vous en faire le récit en marquant les responsabilités personnelles de l’ataman général Petlioura ; c’est-à-dire enfin à une quinzaine de camarades de Schwartzbard, engagés volontaires juifs de la grande guerre qui vous auraient dit que ce naturalisé a payé sa naturalisation du prix de son sang largement versé, qu’il fut à Arras, à Carency, en Argonne, aux Vosges, à La Chapelote, un admirable héros comme tous les soldats français sans distinction d’origine ni de confession religieuse.

 

J’ai pris la responsabilité de renoncer aux dépositions, de ces hommes et de ces femmes admirables, dont certains m’avaient promis de venir, malades comme le plus illustre des poètes français de ce temps, Madame la comtesse de Noailles, dont d’autres sont venus d’Amérique, d’Amérique du Nord ou d’Amérique du Sud, pour vous dire ce que furent les pogromes, et comment les membres de leur famille ont été tués aux cris répétés par les haïdamaks et les Zaporogues féroces :

 

Vive batko Petlioura ! 

Vive notre petit père Petlioura !

 

J’ai pris cette responsabilité et ne le regrette pas, Messieurs les Jurés. Et je n’hésite pas à le dire, dans ce procès où il faut quand même, pour une cause si grande qu’elle dépasse toujours la conscience d’un avocat, se donner tout entier, je serai prêt à les prendre toutes. Et si, dans un pareil procès, où je porte la croix de tant de malheureux qui ont tant souffert et qui attendent de vous un verdict de rédemption, si je ne devais pas être écouté de vous, je me demande ce que je ferais désormais à cette barre et je n’y reviendrais plus !

 

Je les ai prises, Messieurs les Jurés, ces responsabilités, sans vous connaître et sans me demander si vous étiez de droite ou de gauche, si vous êtes réactionnaires ou socialistes, radicaux ou républicains modérés, lecteurs de l’Écho de Paris, du Figaro, du Gaulois, de l’Œuvre, du Quotidien ou du Populaire1. Je n’avais pas à me poser la question. Pourquoi ? Parce que je savais que c’est une tradition dans laquelle la France la plus opposée, la plus diverse, s’est toujours réconciliée, que de condamner et de flétrir les pogromes.

 

Je me rappelais que le Souverain Pontife, le Pape Benoît XV, avait dénoncé le crime des pogromes dans une Encyclique admirable, où il qualifie l’antisémitisme d’attentat contre la chrétienté.

 

Je me rappelais que, après les pogromes abominables de 1882, dans un Comité qui avait à sa tête Victor Hugo et où figurait à côté de Carnot, petit-fils de ce Lazare Carnot dont vous nous parliez hier, Maître Campinchi, à côté de Carnot, à côté de de Lesseps, à côté d’Emile Deschanel, à côté de Gambetta, figurait aussi le cardinal-archevêque de Paris, c’est-à-dire la plus haute autorité ecclésiastique de ce pays.

 

Et je n’oubliais pas non plus qu’au moment du pogrome de 1905 de Kichiniev, lorsqu’un Comité français se constitua, non seulement pour lamenter l’horreur des pogromes mais pour marquer les responsabilités du tsarisme qui avait voulu le pogrome et l’avait laissé faire, comme plus tard Petlioura devait vouloir les pogromes et les laisser faire, – dans ce Comité, Messieurs les Jurés, à côté d’Anatole France, à côté d’Octave Mirbeau, figurait, sorti tout vivant d’un grand roman de chevalerie, le comte Albert de Mun, noble figure du parti catholique et réactionnaire de ce pays.

 

Et je n’oubliais pas, enfin, qu’en 1887, à la tribune de la Chambre, lorsqu’il s’agissait de pogromes aussi abominables que ceux par lesquels on a massacré les Juifs, les pogromes du gouvernement turc contre les Arméniens, je n’oubliais pas que M. Denys-Cochin était monté à la tribune et qu’il avait dit :

 

– « Moi qui suis un homme de principes, un homme d’ordre, un homme de droite, il y a certains crimes qui me rendraient révolutionnaire : ainsi le lâche assassinat d’une population sans défense par des soldats turcs fanatisés. »

 

Et il rappelait cette parole admirable d’un ambassadeur de France, M. Cambon qui, alors que le pogrome des Arméniens sévissait et que de malheureuses victimes s’étaient réfugiées dans cette zone de protection qui s’appelait le Consulat de France, et que des bandes de soldats turcs rôdaient autour de ce Consulat, avait dit au grand-vizir :

 

– « Allez dire à votre maître que sa tête me répond de celle de notre consul et des malheureux qui sont sous sa protection. »

 

Ceci rappelé, Messieurs les Jurés, j’étais tranquille, je savais que, dans un procès comme celui-ci dont l’enjeu nous dépasse tous, et qui réconcilie toute la France, votre verdict ne pouvait être qu’unanime pour l’acquittement. Je le dis tout de suite, Messieurs les Jurés : je vous demande de répondre par un verdict unanime d’acquittement.

 

À propos de ces questions, – dont vous avez eu raison de dire, Monsieur l’Avocat général, qu’elles étaient aussi décomposées que votre propre accusation, – à propos de ces questions décomposées, de cette cascade de questions : 1, 2, 3, 4, 5, je dis que, pour moi, il n’y a qu’une question qui compte : la première, qui n’est pas conçue ainsi :

 

– Schwartzbard a-t-il porté des coups sur Petlioura ?

Mais qui est ainsi conçue :

– Schwartzbard est-il coupable d’avoir porté des coups sur Petlioura ?

 

À cette première question, la seule qui compte, question de responsabilité, j’attends de vous, Messieurs les Jurés, pour l’honneur de notre pays, un verdict unanime, la réponse : Non.

 

Je tiens à souligner dès maintenant qu’il ne s’agit pas de transformer Schwartzbard en « héros national » ; il n’y a jamais de héros dans la tragédie de nos Assises, parce que c’est toujours un grand malheur que de tuer, même légitimement, un homme, et parce que, je le dis à la partie civile non pas simplement pour la remercier de sa modération mais parce qu’elle sait que c’est notre sentiment sincère : ce qu’il y a toujours de douloureux dans les manifestations de la justice collective comme de la justice individuelle se substituant à la justice collective défaillante, c’est qu’elle frappe toujours des innocents en la personne des femmes et en celle des enfants.

 

Pas d’apothéose pour celui qu’une implacable obsession a légitimement porté à frapper l’assassin de tant de Juifs en Ukraine, et, non plus, pas de héros « national ». Car il n’y a ni pour Schwartzbard, ni pour moi, ni pour d’autres, de « nationalité » juive, car Schwartzbard ne se connaît qu’une nation : la France qu’il a servie, pour laquelle il s’est battu, et parce qu’il n’a songé qu’aux Juifs malheureux, ses frères par la race, aux Juifs qui sont, dans le monde, exposés à l’horreur des pogromes, demain peut-être comme hier.

 

Ce sont ceux-là qu’il a défendus, et je veux, Messieurs les Jurés, vous dire très simplement et très sobrement, au terme de ces trop longs débats, même abrégés par notre commun effort, pourquoi et dans quelles conditions.

 

Schwartzbard, Messieurs les Jurés, est de Smolensk, mais il a été élevé presque toute sa vie d’enfant et d’adolescent à Balta, où il est revenu encore plus tard, à la fin de la guerre. Et je ne cherche pas dans la géographie des symboles qui seraient, en vérité, trop faciles, mais il se trouve que Balta est une ville qui a toujours été décimée par les pogromes, de ces pogromes dont je vous ai parlé tout à l’heure : pogrome de 1882, pogrome abominable de 1905 au sujet duquel, sur les bancs d’un parti monarchiste de la Douma, un grand honnête homme, le prince Oroussov, se levait pour dénoncer la responsabilité du tsarisme, malgré un alibi trop facile et dérisoire qu’avait pris le tsarisme en imprimant des proclamations restées sans effet et en faisant quelques distributions de secours à des communautés juives auxquelles on avait tout enlevé, par le plus vaste et le plus prémédité des pillages.

 

En 1882, pogrome à Balta.

En 1905, Balta est encore décimée.

En 1917, à Balta, nouveau pogrome.

Et en 1919, encore pogrome à Balta, mais par trois fois, et particulièrement violent dans le premier semestre de l’année où s’est, en quelque sorte, concentré l’activité pogromiste des troupes de l’ataman général Petlioura.

 

Et de même que la petite ville de Podolie a été hantée du spectre des massacres et des pogromes, Schwartzbard a vécu sous l’obsession de ces pogromes.

 

En 1905, Schwartzbard qui est jeune, bon ouvrier, participe comme tout ce qu’il y avait de noble et de généreux en Russie à cette espèce de mouvement général contre le tsarisme oppresseur. Mais après la défaite populaire, ce fut une répression impitoyable, dont furent victimes surtout les Juifs, contre lesquels s’acharna l’implacable vengeance du tsarisme et dont beaucoup furent contraints de fuir à l’étranger.

 

Ah ! des papiers, des papiers d’identité ! Qui donc leur en donnerait ? Le tsarisme les leur refuse. À travers l’Europe ils errent, proscrits. Les polices de la monarchie habsbourgeoise et de la monarchie des Hohenzollern, solidaires de la police tsariste, de l’okhrana, les traquent sans merci, II faut aller de ville en ville, de pays en pays.

 

Vienne. Condamnation légère dont Schwartzbard a pris la responsabilité. J’ai dit à la première de ces audiences que j’aurais eu le droit, si j’avais été moins loyal, de la repousser pour lui, notre loi d’amnistie ayant marqué qu’il est interdit dans nos prétoires de faire état d’une condamnation effacée par la loi d’amnistie. Et je ne suppose pas que l’on puisse dire que si le législateur français a voulu que n’eût de conséquences ni pour vous, ni pour personne, que soit détruite jusque dans la matérialité de la pièce l’ayant consacrée la condamnation prononcée par des tribunaux français, il ait édicté je ne sais quelle immunité singulière au bénéfice des condamnations prononcées par la monarchie habsbourgeoise et par les tribunaux autrichiens.

 

Oui, condamnation à quatre mois de travail obligatoire, subie par un homme de vingt ans, dans l’immense détresse de l’individu qui a essayé par tous les moyens de travailler et qui n’a pas trouvé de gagne-pain. À côté de cela, Messieurs les Jurés, une existence dont j’ai le droit de dire qu’elle fut impeccable de dévouement, de travail, de bonté, de générosité.

 

Ses idées ? J’y arrive. On m’a dit, tantôt bolchevik, et tantôt, et on me l’a reproché, anarchiste, ce qui est incompatible, car les deux termes représentent les pôles les plus opposés de l’activité politique en Russie. La preuve nous en vient de Russie même, où, hélas ! par des exécutions d’anarchistes et toutes les représailles d’anarchistes contre les bolcheviks, cette opposition est cruellement marquée. Que l’on choisisse donc, mais à cette contradiction, je réponds, et c’est la vérité : anarchiste.

 

Oui, anarchiste, mais anarchiste théorique, idéaliste, idéologique, voire même plutôt tolstoïen. Qui donc, à vingt ans, disait Maurice Barrés, qui lui-même l’avait été, qui donc n’est pas un peu anarchiste ? Qui n’a pas été plus ou moins anarchiste ? On est parfois aussi socialiste ; il en est qui quittent l’anarchie comme d’aucuns ont quitté le socialisme. Anarchiste donc, mais non pas anarchiste terroriste, anarchiste d’action directe.

 

Au contraire, la vie la plus calme, la plus paisible. Cet homme devenu, vous le savez, d’ouvrier petit artisan, puis petit commerçant, a des relations avec tout ce qui compte dans son quartier. Cela est établi par des documents que je vous communiquerai tout à l’heure, Messieurs les Jurés, notamment par une émouvante pétition signée de près de deux mille de ses voisins, habitants du quartier de Ménilmontant qui ne sont pas des Juifs, signée de braves gens de chez nous, qui rendent hommage à la probité et à la vertu de cet homme unanimement honoré.

 

Et lorsqu’on l’arrête, Messieurs les Jurés, que trouve-t-on sur lui ? Une carte de la Ligue des Droits de l’Homme, qui n’est pas, je suppose, un repaire d’anarchistes, mais une grande organisation démocratique toujours prête à élever, au-dessus des bagarres de justice et du tumulte des partis, la grande voix de la justice profonde de notre peuple.

 

Et lorsque la police fait ses enquêtes, lorsqu’elle constate que ni de près, ni de loin il n’appartient à un parti politique, qu’on ne le voit fréquenter aucun groupement, qu’il n’est assidu d’aucune réunion publique, alors, Messieurs les Jurés, que découvre-t-on ? On s’aperçoit qu’en dehors de la Ligue des Droits de l’Homme, il est membre, et ce n’est pas assez dire, membre assidu, fervent, passionné, d’une association où il va tous les jours, dont il est pour plusieurs questions rapporteur.

 

Quelle association ? Le Comité de Secours aux victimes des pogromes, où il rencontre, à côté d’hommes appartenant aux partis les plus modérés de la démocratie, un homme comme M. Sliosberg, le grand avocat russe que vous avez entendu avant-hier, adversaire notoire du régime bolcheviste et représentant, dans la vie politique russe, la droite du parti cadet (constitutionnel-démocrate).

 

Voilà ses relations, voilà sa vie. J’ajoute, Messieurs les Jurés, qu’il était un époux admirable, un ami toujours sûr, un camarade toujours dévoué et nous aurions pu faire entendre à cet égard les témoins les plus variés, ses patrons, ses voisins, ses compagnons de travail, qui auraient tous dit quel brave et honnête homme vous avez en face de vous.

 

Ah ! Scholem Schwartzbard, vous n’avez certes pas à rougir de votre petite condamnation de Vienne ; elle est effacée depuis longtemps, d’abord par la loi française elle-même, et je m’incline devant la loi, et par toute votre existence de dignité et de dévouement.

 

Et puis, Messieurs les Jurés, qu’arrive-t-il à cet homme d’idéologie avancée ? En 1914, il sera parmi la colonie juive russe de Paris le premier à donner l’exemple de l’engagement volontaire. Personne ne l’oblige à se battre, il se battra. Personne ne l’oblige à opter pour l’infanterie, c’est pour l’infanterie qu’il optera. Il servira d’abord dans la Légion étrangère.

 

En 2010, les éditions Ressouvenances ont réédité en fac-simillé « Le procès des pogrom

1. Me Campimchi, avocat de la partie civile, avait exprimé l’avis, au cours de son intervention finale, que les jurés « de gauche », lecteurs ou abonnés des journaux avancés, allaient voter l’acquittement tandis que les jurés sympathiques aux partis et aux journaux « de droite » se prononceraient probablement pour une condamnation.

2. Les questions posées par la Cour au Jury, "et dont l’Avocat général avait dit qu’elles étaient « décomposées », étaient les suivantes :

1° Schwartzbard Samuel, accusé ici présent, est-il coupable d’avoir à Paris, le 25 mai 1926, volontairement porté des coups et fait des blessures au sieur Petlioura Simon ?

2° Lesdits coups portés et blessures faites volontairement ont-ils occasionné la mort dudit Petlioura Simon ?

3 Ledit Schwartabard avait-il l’intention de donner la mort audit Petlioura Simon ?

4 Ledit Schwartzbard a-t-il agi avec préméditation ?

5° Ledit Schwartzbard a-t-il agi avec guet-apens