L'Histoire, Antony Polonsky dans mensuel 421  daté mars 2016 -

A partir du XIIIe siècle, à mesure que la situation des Juifs en Europe occidentale se détériorait, de plus en plus émigrèrent vers la Pologne, si bien qu'au XVIIIe siècle le pays accueillait la moitié des Juifs du monde. Protégés par les rois et les nobles, les Juifs bénéficiaient d'un statut d'autonomie qui leur permit de mener, pendant plusieurs siècles, une vie économique et culturelle florissante.

 

Entre 1200 et 1550, l'expulsion ou la conversion forcée des Juifs d'Europe occidentale fit de la communauté juive de Pologne-Lituanie (« Polin ») la plus importante au monde. Vers 1760, les terres polonaises accueillaient la moitié de la population juive mondiale.

Dès le Xe siècle, des Juifs, peu nombreux, étaient venus du royaume khazar, dont le souverain et l'aristocratie se seraient convertis au judaïsme au VIIIe siècle. Kiev, sur la principale route commerciale d'Europe du nord vers le sud, accueillait aussi des Juifs. A partir de 1150 environ, des Juifs venus des terres des Ashkénazes (la Germanie) s'établirent dans le royaume de Pologne, puis se donnèrent dans le siècle suivant une structure communautaire propre, gardant des liens avec les Juifs piétistes allemands adeptes d'un judaïsme austère. Se forma ainsi une communauté dont la langue de tous les jours était le judéo-allemand médiéval, précurseur du yiddish. L'émigration vers la Pologne continua à mesure que la situation des Juifs dans le Saint Empire, en Bohême et en Hongrie se détériorait. A la fin du XVe siècle, il devait y avoir 18 000 Juifs dans le royaume de Pologne, organisés en 58 communautés dont les plus importantes étaient Cracovie, Lviv et Poznan, et 6 000 Juifs en Lituanie.

Avant le traité dit de l'Union de Lublin (signé en 1569 entre le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie), 3 millions de personnes vivaient dans le royaume de Pologne ; la nouvelle Pologne-Lituanie comptait 7,5 millions d'habitants. A la fin du XVIe siècle, sur environ 8 millions de sujets du royaume des deux nations, on comptait près de 100 000 Juifs, et plus du double au milieu du XVIIe siècle. La population chuta avec le soulèvement cosaque de Khmelnitski qui débuta en 1648 et qui, durant près de dix ans, fit au moins 14 000 victimes juives, auxquelles s'ajoutent celles des invasions suédoises (1655-1660) et moscovites (1654-1667). Un nombre important de Juifs ont alors dû fuir ou ont été faits prisonniers par les Tatars et vendus comme esclaves. Parallèlement, la population totale du royaume passa de 11 à 7 millions de sujets.

La reprise démographique s'opéra rapidement : vers 1720, les Juifs étaient environ 375 000 et, vers 1764, 750 000, soit plus de 5 % de la population totale. Après un siècle de déclin, cette croissance accompagna la reprise économique, et les Juifs y jouent un rôle encore plus actif. Ils vivaient alors majoritairement dans la partie orientale de la Pologne-Lituanie. Mais le pays disparut peu à peu (1772-1795), partagé entre ses voisins, la Prusse, les empires d'Autriche et de Russie. Au début du XIXe siècle, le nombre de Juifs vivant sur l'ensemble de ce territoire, qui n'est plus alors le royaume de Pologne, était peut-être de 1 million. Cette expansion rapide s'est poursuivie tout au long du XIXe siècle.

L'attraction exercée par la Pologne sur les Juifs a souvent été expliquée par le fait qu'ils étaient perçus comme un « état », à l'instar de la noblesse, de la bourgeoisie et du clergé. Certes, ils ont joui d'une large autonomie à la fois au niveau national et local. Mais ils formaient aussi un groupe « paria », respectant une religion rejetée par l'Église catholique romaine depuis saint Paul et saint Augustin. De ce point de vue dominant, ils avaient rejeté Dieu et Dieu les avait rejetés. Depuis les conciles du Latran III et IV à Rome en 1179 et 1215, ils étaient soumis à des obligations : payer une dîme sur les propriétés qu'ils acquéraient, porter des vêtements qui les distinguaient des chrétiens, rester chez eux pendant la semaine sainte et les fêtes de Pâques. Ils étaient exclus des charges publiques et n'avaient pas le droit d'employer de serviteurs chrétiens. Cependant, l'Église catholique en Pologne semble avoir échoué à faire appliquer ces règles. Les Juifs jouissaient de la protection de la noblesse et de certains ordres monastiques, qui avaient de forts liens économiques avec eux. Les communautés et conseils juifs devaient des millions de zlotys aux institutions ecclésiales, élément décisif qui modérait la politique antisémite des évêques.

La conversion ou le retour au judaïsme des convertis restèrent toutefois considérés comme une apostasie, punie de mort jusqu'en 1768. En sus, des superstitions aggravaient l'aversion commune à l'égard des Juifs : on les rendait responsables des épidémies, en particulier de la Grande Peste ; on croyait qu'ils utilisaient le sang d'enfants chrétiens pour la fabrication de la matzah (le pain azyme), et qu'ils profanaient l'hostie. Entre 1547 et 1787, il y eut 81 procès pour meurtre rituel. Ils ne cessèrent que grâce à l'influence croissante des penseurs des Lumières et de la papauté au XVIIIe siècle. En juin 1775, les accusés d'un procès pour meurtre rituel à Varsovie furent tous acquittés ; ce fut le dernier procès de ce genre jusqu'à la dernière partition de la Pologne-Lituanie en 1795.

Les Juifs furent aussi la cible d'explosions périodiques de violence populaire. Dans les villes, ils étaient harcelés par des étudiants, des jésuites ou des habitants, comme à Lublin, Lviv, Cracovie, Lodz et Poznan. Les pires éruptions de violence antisémite ont éclaté dans les provinces orientales, où le rôle des Juifs en tant qu'agents des magnats catholiques (parfois gréco-catholiques) suscitait la haine de la paysannerie orthodoxe locale et des cosaques. La violence, perpétrée par les haydamaks (« hors-la-loi ») passés du banditisme à la dissidence, demeura endémique dans la partie polonaise de l'Ukraine à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle.

Un paradis

Paradoxalement, les Juifs de Pologne-Lituanie avaient un sens fort de leur enracinement qui se reflète dans le folklore, mais aussi dans le nom qu'ils donnent à la Pologne, « Po-lin », fondé sur une fausse étymologie de l'hébreu « ici nous avons un havre » ou « Po-lan-yah », « ici Dieu s'est reposé ». L'allégation selon laquelle le roi Casimir le Grand (qui régna de 1333 à 1370) avait une femme juive qui lui aurait donné quatre enfants, deux fils élevés en chrétiens et deux filles éduquées comme des juives, sans doute légendaire, révèle le sentiment d'appartenance qu'éprouvaient les Juifs. Dans une lettre à un étudiant parti d'Allemagne pour la Pologne, Moïse ben Israël Isserles, personnalité rabbinique majeure de Cracovie au XVIe siècle, écrit : « Mieux vaut sans doute manger du pain sec en paix dans ces terres [...] où la haine des Juifs n'a pas pris les dimensions qu'elle a dans les terres allemandes. Dieu veuille que cette situation perdure jusqu'à la venue du Messie. »

Cette sécurité était cependant fragile et, comme dans l'Europe médiévale, l'élite juive considérait que la communauté ne serait tolérée qu'en échange de services économiques. Mais les Juifs étaient bien conscients que leur situation en Pologne était relativement meilleure qu'ailleurs en Europe. L'État de Pologne-Lituanie était « multiethnique » (Polonais, Allemands, Ukrainiens, Tatars, Lituaniens, Écossais, Arméniens, etc.) et « multiconfessionnel » (catholiques, protestants de diverses obédiences, musulmans, orthodoxes et Juifs). De plus, l'état et, plus encore, la « nation politique » de la noblesse était attaché au principe de tolérance envers les différentes Églises, même après la reprise en main de la Contre-Réforme en Pologne-Lituanie.

Les Juifs occupaient une « niche » bien définie dans la société polonaise. Ils avaient été invités en Pologne par les rois, à commencer par le duc Boleslas le Pieux à Kalisz en 1264. C'est lui qui édicta une charte générale, sur le modèle de la charte autrichienne de 1240, qui fut à la source de nombre de listes de droits accordés aux Juifs par la suite. Elle fut confirmée par Casimir le Grand (1333-1370) et étendue à l'ensemble de la Pologne, puis renouvelée par les souverains du royaume et les ducs de Lituanie jusqu'au XVIIIe siècle.

Les Juifs, qui n'avaient pas de statut légal à l'époque médiévale en Europe, négociaient en effet des droits quand ils s'installaient quelque part. Dans la mesure où des privilèges non renouvelés explicitement par le successeur d'un souverain risquaient d'être invalidés, les communautés juives luttaient pour les faire reconfirmer par chaque nouveau monarque. A l'origine, la plupart des chartes garantissant les droits des Juifs avaient été publiées par le roi ou le grand-duc. Mais avec l'affaiblissement progressif du pouvoir central en Pologne-Lituanie, surtout après le milieu du XVIe siècle, des chartes furent aussi octroyées par l'aristocratie.

Parmi ces droits, celui d'administrer eux-mêmes leurs communautés était central. L'unité de base était la communauté locale, kehilah (mot hébreu pour un corps constitué communal). Les kehilot envoyaient des représentants aux conseils régionaux dans les différentes parties de la Pologne-Lituanie. Au-dessus des conseils régionaux, il y avait deux conseils nationaux, le Conseil des quatre pays (1580-1764) dans le royaume de Pologne et le Conseil de Lituanie dans le grand-duché (à partir de 1623).

Les communautés locales furent par la suite renforcées par des avarot (associations) spécifiques. La plus importante était l'evrah kadisha, la « société sacrée » - souvent réservée à l'élite -, responsable des enterrements et de l'entretien du cimetière. Les soins aux malades les plus démunis et l'éducation religieuse des jeunes, en particulier à destination des pauvres et des orphelins, furent aussi pris en charge de cette façon.

Dans les villes sous la juridiction du roi ou de son gouverneur (Cracovie, Vilnius, Poznan et Lviv), les Juifs pouvaient établir de florissantes communautés. Ils vivaient dans des faubourgs, qui échappaient aux instances de la municipalité, et dans des jurydki ou libertacje (enclaves nobles ou religieuses) des villes royales. L'activité religieuse et culturelle y était intense. Cracovie a vu naître le savant Moïse Isserles (1520-1572) ; Lublin abritait l'école du talmudiste Salomon Luria (1510-1573). Les centres juifs les plus importants de l'Europe du Nord, Prague et Amsterdam, n'étaient pas beaucoup plus grands. Alors qu'au XVe siècle les rabbins polonais avaient peu de prestige, à la fin du XVIe siècle, les Juifs d'Italie, d'Allemagne, de Bohême, d'Amsterdam et même d'Istanbul se tournaient vers la Pologne-Lituanie pour les questions relatives à la halakha(l'ensemble des prescriptions, coutumes et traditions juives).

Plus éminente encore que la protection des rois était celle offerte par la noblesse, qui possédait un écrasant pouvoir politique et économique. En 1539, la Diète vota une législation qui donnait aux propriétaires des « villes privées » (vers 1500, 56 % des villes polonaises avaient été rachetées à leurs anciens propriétaires par les habitants) une juridiction exclusive sur les communautés juives, droit confirmé par le roi Sigismond II Auguste en 1549. Ce fut l'origine d'un mariage de raison entre les Juifs et la noblesse. Ceux-ci géraient fréquemment les domaines des nobles qu'ils louaient. Ils acquirent également des baux sur les moulins, les péages, et touchèrent des taxes sur les droits de brasser la bière et de distiller. Ils jouèrent un rôle important dans le commerce vital des céréales qui descendaient les rivières polonaises jusqu'à la Baltique. De plus, ils étaient des artisans indispensables à l'économie des petits bourgs et des villages : charpentiers, chaudronniers, tailleurs, fabricants de goudron, etc., ce qui explique les tensions économiques qui marquent leurs relations avec les chrétiens.

Le monde du shtetl

C'est ainsi que naquirent les célèbres shtetls (« petites villes ») du mythe juif. Leurs propriétaires nobles ont encouragé les Juifs à s'y installer, car ils les considéraient comme moins exigeants politiquement et socialement que les chrétiens. Mais ces bourgades abritaient aussi des non-Juifs. Idéalisée dans la littérature, la réalité du shtetl peut s'appréhender grâce aux rapports détaillés laissés par les régisseurs des domaines nobles. Ainsi, à Opatow, une petite ville située sur les rives de la Vistule, la population s'élevait à 1 700 habitants, 1 000 Juifs et 700 catholiques, vivant depuis 1638 dans des zones séparées. Les Juifs dominaient la ville : ils possédaient la plupart des maisons les plus imposantes - notamment celles en pierre -, et représentaient 16 des 19 négociants. Les catholiques étaient surtout cordonniers, boulangers et fourreurs ; les Juifs tenaient les rênes du commerce et étaient surtout boulangers, bouchers, chapeliers et tenanciers. Une charte leur avait été octroyée en 1670 et ils bénéficiaient de la protection du propriétaire de la ville qui les soutint parfois contre les doléances des marchands chrétiens ou contre l'Église.

Cette alliance entre la noblesse et les Juifs n'impliquait pas un grand respect mutuel. Les nobles méprisaient les Juifs, estimant que « seule l'agriculture mériterait d'être qualifiée de travail » et que c'était « un péché et une honte de faire du commerce ». Ils considéraient les marchands (juifs, mais aussi italiens ou allemands) comme des escrocs, des faibles, nuisibles et parasites. Pour leur part, les Juifs tenaient leurs patrons pour dépensiers et immoraux.

Les autres éléments constitutifs de la société polonaise étaient encore moins bien disposés à l'égard des Juifs. L'Église catholique leur était systématiquement hostile, mais elle ne parvint jamais à persuader le roi et la noblesse de la suivre dans sa position. Les relations entre les bourgeois chrétiens et les Juifs dans les principales villes royales étaient aussi marquées par des conflits persistants, liés à leur concurrence.

Plus complexe était l'attitude de la paysannerie. Paysans et Juifs vivaient sur un modèle de « proximité distante », fondé sur des échanges économiques continus et un dédain réciproque. La plupart des Juifs étaient des intermédiaires, remplissant un rôle nécessaire mais impopulaire entre la paysannerie et la noblesse. Les jours de marché dans les shtetls, et durant la semaine comme vendeurs ambulants dans la campagne, les Juifs achetaient des produits agricoles aux paysans et leur vendaient des biens produits dans les villes. D'autres formes de relations se développèrent jusqu'au XIXe siècle : consultations de médecins juifs, présence de domestiques chrétiens dans les maisons juives et influence partagée de leurs musiques populaires respectives.

Cette interaction mena à la formation de préjugés bien ancrés : les paysans méprisaient les Juifs pour leur manque de lien avec la terre et se méfiaient de leur habileté commerciale, assimilée à une forme de duperie. En même temps, il semble y avoir eu une certaine admiration pour cette habileté. Et les Juifs considéraient les paysans, auxquels ils se sentaient infiniment supérieurs, comme peu civilisés, incultes, et voyaient essentiellement en eux leur gagne-pain. Le terme goy (signifiant à l'origine un « non-juif ») fut utilisé pour désigner un paysan, puis devint synonyme de « personne grossière et mal élevée ». Cette attitude s'accompagna parfois de sentiments de compassion devant leur situation misérable.

Tensions internes : kabbale et hassidisme

La reprise économique entamée en 1720 ne suffisait pas à une population en croissance rapide. Cela mena à un important conflit entre générations, un large pourcentage de jeunes Juifs ne réussissant pas à trouver un travail bien payé. Les yeshivot polonaises restèrent des centres importants pour l'éducation juive, attirant des étudiants de tout le monde ashkénaze, mais elles ne retrouvèrent jamais leur renommée passée. Or, étant donné leur univers théologique, il était inévitable que certains Juifs appellent à la repentance, créant une atmosphère propice à une attente messianique. Ceci semble avoir conduit certains Juifs à croire qu'ils pourraient bientôt venger leurs souffrances. Les XVIIe et XVIIIe siècles furent marqués par l'émergence de phénomènes inédits dans le paysage religieux de la communauté juive polonaise : la persistance du sabbatianisme, autour de Sabbataï Tsevi (1626-1676), les activités d'un imposteur messianique du nom de Jacob Frank (1726-1791), et un renouveau religieux majeur.

Les concepts kabbalistiques et mystiques (où prédominaient les théories du mal et du monde des esprits), auparavant réservés à un petit cercle ésotérique, bénéficièrent désormais d'une bien plus large audience. La généralisation de l'imprimerie permit aussi la distribution de tracts et de textes de kabbale souvent peu coûteux, écrits dans une langue accessible à tous.

A côté de l'élite rabbinique traditionnelle prenait désormais place une nouvelle élite kabbaliste. Une de ses préoccupations était l'abattage des animaux, qui devait être exécuté selon des règles méticuleuses. Prêchant la pénitence, ces cercles appelaient à éviter la « frivolité », plaidant pour un deuil permanent à cause de l'Exil et une fuite perpétuelle du péché. De nombreux guérisseurs par la foi, qui soignaient les maladies physiques ou mentales par l'usage des noms secrets de Dieu, l'emploi de charmes et d'amulettes, ou la numérologie, firent aussi leur apparition.

Ce nouveau climat spirituel constitue le terreau du hassidisme, un mouvement imprégné par un fondateur charismatique, le Baal Shem Tov, et la communion mystique avec Dieu.

Le temps des nations et de l'émancipation

Le milieu du XVIIIe siècle représente une nouvelle étape dans l'histoire des Juifs de l'ex-royaume de Pologne. Sous l'influence de la philosophie des Lumières, beaucoup de souverains absolus se lancent dans des tentatives, poursuivies par leurs successeurs dans un cadre constitutionnel au XIXe siècle, de transformer les Juifs, jusque-là simples membres d'une communauté religieuse et culturelle, en sujets « utiles » ou même, là où un corps civil existait, en citoyens.

Les réponses des Juifs varièrent selon les régions. En Europe occidentale, la population juive était peu nombreuse et les régimes constitutionnels furent précocement établis. La transformation économique fut rapide, faisant émerger une société industrielle et renforçant la position de la classe moyenne libérale. Là, les Juifs furent émancipés et intégrés peu à peu, politiquement d'abord, puis en partie socialement.

En Europe centrale, les communautés juives étaient plus nombreuses, les gouvernements constitutionnels furent établis plus lentement, et la révolution industrielle démarra seulement dans les années 1850. L'émancipation des Juifs fut aussi plus lente et ne fut complète dans l'empire des Habsbourg qu'en 1868 et dans l'Empire allemand tout juste unifié en 1870. Le processus suscita une opposition considérable et les chefs de la communauté juive sentirent la nécessité de justifier le fait qu'on leur avait octroyé des droits civils. Bien que les Juifs aient obtenu une pleine égalité politique, leur intégration sociale demeura hors de portée.

Sur les territoires de l'ancien royaume des deux nations, désormais sous domination russe, prussienne et autrichienne, le processus fut encore plus difficile. Il mena finalement à l'octroi de la pleine égalité juridique en 1868 pour les Juifs du royaume du Congrès, une petite principauté polonaise établie en 1815 puis intégrée dans l'empire tsariste. Les Juifs de Galicie (Pologne autrichienne) l'obtiennent quant à eux en 1868, et ceux de la Pologne prussienne en 1869-1870. L'empire tsariste regroupait, après 1815, la plus forte concentration de Juifs au monde, cantonnés dans une zone de résidence dans la région occidentale de l'Empire russe. Ces Juifs, dont la plupart étaient précédemment des habitants de la Pologne-Lituanie, ne reçurent la pleine égalité juridique qu'avec la révolution de février 1917, qui marqua aussi la fin de la zone de résidence.

C'est seulement dans la Pologne prussienne que les Juifs furent intégrés avec succès. Mais leurs droits étant garantis par le gouvernement prussien, ils devinrent allemands avant d'être polonais de confession juive, ce qui posa de plus en plus problème à mesure que le conflit entre la majorité polonaise et la minorité allemande de la province gagnait en âpreté. En Galicie et dans le royaume de Pologne, seule une faible minorité de Juifs adopta la langue et la culture polonaises, et, dans l'empire tsariste aussi, le pourcentage de Juifs russifiés ou polonisés resta bas.

Fin du XIXe siècle : massacres en série

Une nouvelle période commence avec les pogroms de 1881 dans l'empire tsariste, qui, à une bien moindre échelle que ceux de 1903-1906 et 1917-1921, causèrent un grand choc. Le gouvernement tsariste les interpréta comme la conséquence de l'oppression que les Juifs faisaient subir à la paysannerie libérée du servage alors que c'étaient les conditions de cette émancipation qui avaient entraîné la crise dans les campagnes. Certes, quelques Juifs, tels les Brodsky, qui firent fortune dans le sucre, ou les Ephrussi, qui fondèrent leur prospérité sur les céréales, s'enrichirent. Mais la majorité des Juifs s'appauvrit du fait du passage à une agriculture commerciale et de la perte de leur rôle traditionnel d'intermédiaires entre les propriétaires terriens et les serfs.

Le gouvernement tsariste abandonna toute tentative de transformer les Juifs en « sujets utiles » et se concentra sur la limitation de ce qu'il considérait comme l'impact nuisible de l'activité juive sur la situation de la paysannerie. La position économique des Juifs empira, entraînant une vague d'émigration massive. Vers 1914, près de 2 millions de Juifs avaient quitté l'Empire russe. De plus, ce changement de politique provoqua une crise majeure chez les dirigeants des communautés juives jusque-là majoritairement favorables à l'intégration et qui se trouvèrent désormais attaqués sur deux fronts. D'un côté, par ceux qui avançaient que les Juifs n'étaient pas un groupe religieux que les sociétés pouvaient incorporer par des conditions politiques et sociales appropriées mais un groupe proto-national, comme les Lituaniens, les Ukrainiens et, bien sûr, les Polonais modernes eux-mêmes. Ils devaient soit se chercher une patrie dans le berceau historique des Juifs, soit opter pour une forme alternative, non territoriale, d'autonomie nationale dans les Empires russe et habsbourgeois.

De l'autre côté, les Juifs commençaient à soutenir les mouvements socialistes bourgeonnants : le socialisme semblait s'harmoniser avec les aspirations juives au messianisme et séduisait les plus pauvres en leur offrant une promesse meilleure d'intégration. Aux yeux des socialistes, l'antisémitisme était suscité par les capitalistes pour préserver leur pouvoir. Une fois le capitalisme aboli, ou du moins réformé, les barrières à l'intégration juive tomberaient.

Ces nouveaux mouvements se répandirent de la zone de résidence au royaume de Pologne et Galicie et même en Pologne prussienne. La nouvelle politique juive provoqua la modernisation à la fois de l'hébreu et du yiddish, l'émergence d'une littérature non religieuse florissante et d'une vie culturelle dans les deux langues, par les écrits en yiddish de Sholem Aleichem et Isaac Leib Peretz, et ceux en hébreu de Hayim Nahman Bialik ou Shaul Tchernichovsky par exemple.

Ces années virent aussi les débuts de l'écriture d'une histoire nationale juive en polonais et en russe, alors qu'une série de monographies et de travaux plus généraux essayait d'élucider l'histoire des Juifs de Pologne-Lituanie et de Russie. Majer Balaban (1877-1942) et Simon Doubnov (1860-1941) jouèrent un rôle clé. Tous ces changements frayèrent la voie au développement du mouvement sioniste et, au bout du compte, à l'établissement d'un État juif. Quoi qu'il en soit, ces réalisations se payèrent au prix fort. Ce que les Juifs réclamaient désormais, ce n'était plus seulement l'égalité des individus devant la loi, mais plutôt l'autonomie culturelle pour un groupe national sans territoire. Ce but devait se révéler bien plus difficile à atteindre.

(Texte traduit par Huguette Meunier.)