Affaire Sarah Halimi : cannabis, meurtre antisémite et irresponsabilité pénale

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Le 4 avril 2017, Kobili Traoré, après l’avoir tabassée, jette sa voisine Lucie Attal (dite Sarah Halimi) par-dessus la rambarde de son balcon. Le 19 décembre 2019, confirmant la décision de première instance du 12 juillet 2019, la cour d’appel a rendu à l’encontre de Kobili Traoré un arrêt d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Cette décision se fonde sur le droit et des expertises psychiatriques ayant, pour deux d’entre elles, retenu l’abolition du discernement et, ainsi, à l’irresponsabilité pénale de l’auteur des faits.

 

par Julien Mucchiellile 30 décembre 2019

 

Il n’avait jamais ressenti quelque chose de semblable, bien qu’il eût toujours consommé frénétiquement du cannabis, environ quinze joints par jour depuis sa prime adolescence, Kobili Traoré n’avait jamais éprouvé une angoisse d’une telle nature, un sentiment d’insécurité permanente qui lui avait fait perdre le sommeil et l’appétit.

 

Lorsqu’il avait rencontré la nouvelle aide-soignante de sa sœur handicapée, le lundi 3 avril 2017, au domicile maternel où, à 27 ans, il demeurait encore, Kobili Traoré avait eu peur qu’elle lui jette un sort vaudou, cette pensée l’avait saisi quand il avait vu la femme haïtienne cracher dans une bouteille car elle était enceinte. Il l’avait mise à la porte et avait amené ses neveux chez la famille Diarra, ses voisins du dessous.

 

Sa sœur a rapporté cette scène aux policiers. Elle leur a dit aussi que, sans raison apparente, il n’avait pas cru son beau-père qui lui avait simplement indiqué se rendre à l’hôpital. Depuis le week-end précédant les faits, « Kobili évoquait le Sheitan partout, il voyait le diable, quand je lui parlais, il riait, il n’arrêtait pas de faire des va-et-vient. Je ne reconnaissais pas mon frère ». D’une manière générale, il n’avait pas l’air d’être dans son état normal. C’était visible à ses yeux qui ne clignaient pas, à sa manière de parler. Sa mère aussi l’avait remarqué. Le 3 avril, elle a même demandé à son ami Kader d’emmener Kobili Traoré à la mosquée, où ce dernier se rendait de temps à autre. La pratique de la religion, chez lui, était régulière, et pouvait s’avérer assidue ou non, selon la période. Sa sœur précisait qu’il connaissait les prières mais pas le Coran. « Il n’était pas trop dans l’Islam. »

 

Kobili Traoré n’avait jamais aimé étudier, qu’il s’agisse du Coran ou de l’école, il avait tôt dans sa vie fait l’expérience de l’oisiveté et de la délinquance. Son casier est chargé de vingt condamnations, pour du trafic de cannabis, des vols et des violences. Depuis l’âge de 18 ans, il avait été incarcéré plusieurs fois.

 

C’est pour cette raison qu’il était craint dans l’immeuble de la rue de Vaucouleurs, dans le XIe arrondissement de Paris. « Il faisait son business, du trafic de drogue, il est connu pour ça et c’est en ça que les gens le craignent. Ils ont vu ses agissements avec la police ou entre jeunes, quand ça dégénère », dit la gardienne de l’immeuble. Elle ajoutait qu’il ne lui avait jamais fait de mal, ne l’avait jamais menacée ou dit un mot plus haut que l’autre. Elle décrivait que Mme Lucie Attal, dite Sarah Halimi, était craintive et repliée sur elle-même et qu’elle ne l’avait jamais entendue se plaindre de la famille Traoré.

 

« Il était effrayant, pieds nus, tendu, avec un drôle de regard. Je ne l’avais jamais vu comme ça. »

 

Mais le 3 avril 2017, Kobili Traoré n’est plus lui-même. Abdel, une connaissance du quartier, l’a entendu se plaindre de son mal-être : « J’ai trouvé qu’il avait vraiment changé ce soir-là, comme si un autre personnage avait pris possession de lui », dit-il aux policiers le 6 avril. Sofiane, une autre connaissance : « C’était vraiment étrange, il semblait vraiment perturbé », consigne-t-il sur procès-verbal le 4 avril. Son ami d’enfance Kader l’avait trouvé tourmenté, ne l’avait pas vraiment reconnu. Dans la nuit, après s’être endormis devant un film après avoir fumé du cannabis, Kobili Traoré se leva – il était environ 3h30. « Il était effrayant, pieds nus, tendu, avec un drôle de regard. Je ne l’avais jamais vu comme ça. » Il n’avait pu l’empêcher de sortir.

 

Kobili Traoré est en proie à un désordre psychique important ; il a en vérité déjà perdu contact avec la réalité. Il se présente chez ses voisins, la famille Diarra, ses chaussures à la main et leur demande de rester chez eux. Il est 4h30 du matin. Le père Diarra l’éconduit, ils se bagarrent un peu mais Kobili Traoré reste. Il ne l’a pas noté tout de suite mais, avec sa femme, ils finissent par voir que les yeux de Traoré « partaient dans tous les sens » ; ils avaient alors senti une folie totale, s’étaient barricadés dans la chambre et l’avaient entendu réciter ses prières.

 

C’est alors que Kobili Traoré décida d’enjamber le balcon des Diarra et de s’introduire chez Lucie Attal-Halimi par la fenêtre. En entrant, il aperçut une Torah, un chandelier, puis Mme Attal, réveillée par le bruit. Kobili Traoré – selon ses dires – lui demanda d’appeler la police car il pensait qu’ils allaient se faire agresser, ce qu’elle avait fait en indiquant le 30, rue de Vaucouleurs. Traoré avait oublié avoir changé d’immeuble en changeant de logement, il pensa la corriger en disant qu’ils étaient au 32, mais elle insista au téléphone, alors, sans qu’il sache pourquoi, il se mit à la frapper, avec le téléphone et avec ses poings. « Tu vas fermer ta gueule, grosse pute, salope… Tu vas payer ! », l’avait entendu crier un voisin, témoin de la scène : « Un homme à la peau noire frappant une femme à genou », avait scrupuleusement rapporté une autre voisine aux policiers. Kobili Traoré avait aussi crié « Allahu akbar, que Dieu me soit témoin », ainsi que « tu vas payer, c’est pour venger mon frère ». Alors, il saisit la femme blessée par les poignets, la fit basculer par-dessus la rambarde du balcon ; Lucie Attal tomba dans les jardins de la résidence. C’est cette chute qui causa sa mort.

 

Traoré avait tenté de se réfugier chez les Diarra, après avoir hurlé qu’une femme s’était suicidée, puis il fut interpellé.

 

Son état fut jugé incompatible avec un maintien en garde à vue. Par décision du préfet, il était placé en hôpital psychiatrique, puis en unité pour malade difficile (UMD), où il fit une nouvelle crise le 22 avril, après avoir consommé du cannabis – en cachette. En juin, son état psychiatrique, qui imposait une contention et un isolement du fait d’un comportement imprévisible et potentiellement hétéroagressif, l’empêchait toujours d’être entendu par le juge qui instruisait l’homicide volontaire commis à l’encontre de Lucie Attal, pour lequel Kobili Traoré fut mis en examen le 10 juillet, ainsi que pour séquestration.

 

Au cours de l’instruction, les parties civiles ont insisté sur le caractère antisémite de ce crime. Le frère de la victime, dont il était proche et qui l’avait vue pas plus de deux mois avant sa mort, a même fait état d’une radicalisation en prison et de la fréquentation d’une mosquée salafiste, mais ces propos sont sans fondement, tout comme celui de la nature islamiste du meurtre. Le frère de Lucie Attal indiqua également aux policiers que Kobili Traoré, aux dires de sa sœur, l’avait un jour insultée et lui avait craché dessus en raison, selon elle, de sa judéité. Plusieurs membres de la famille de la victime rapportent en revanche un climat hostile à la seule personne juive de la résidence, notamment un « sale juive » proféré par la sœur de Kobili, dix ans auparavant, alors qu’elle était adolescente. D’une manière générale, les enfants et le frère de la victime ont expliqué aux services de police que leur mère et sœur craignait pour sa sécurité et ressentait une réelle hostilité à son encontre, du fait de sa confession juive, et qu’elle avait même cherché à déménager, du moins s’était-elle posé la question. Cherchant à objectiver ces témoignages, les enquêteurs ont analysé la tablette numérique de Kobili Traoré, et, sur 3 652 éléments d’historique internet datés du 4 janvier 2016 au 10 mai 2017, ils n’ont retrouvé aucune trace de site antisémite ou djihadiste. Dans sa famille et parmi la famille Diarra (eux aussi désignés antisémites par la victime), personne n’a relevé une attitude hostile envers les juifs chez Kobili Traoré. Il en est de même pour son beau-frère, lui-même juif.

 

Un acte délirant et antisémite

 

C’est sur la base de ces éléments que le docteur Daniel Zagury, expert psychiatre, a procédé à l’examen de Kobili Traoré, afin de déterminer s’il était atteint d’un trouble ayant altéré ou aboli son discernement. « Le tableau clinique présenté par Kobili Traoré est celui d’une bouffée délirante aiguë survenue sur fond de déstabilisation », car le patient se trouvait dans une phase de mutation existentielle, sommé de s’extirper de son oisiveté, d’affronter de nouvelles responsabilités (il allait se marier avec une cousine, devoir trouver un travail et « affronter la réalité de la vie »). Le début de cette bouffée délirante aiguë a été brutal : angoisse massive, troubles du sommeil, survenue d’idées d’empoisonnement et de sorcellerie. « Il faut absolument comprendre que ce type de symptomatologie est plus marquée par le chaos, le bouleversement des repères, l’angoisse. […] Le sujet subit sans comprendre ce qui advient et agit pour se défendre », écrit le psychiatre. « La thématique délirante, comme c’est classique, est mal structurée, à coloration persécutive, dominée par le mysticisme, la démonopathie, le manichéisme. »

 

Le docteur Zagury explique que ces troubles psychotiques ont été induits par la prise de cannabis. En effet, il n’a, à 27 ans, aucun antécédent psychiatrique et, bien qu’incarcéré quatre fois, il n’a jamais fait appel à un psychiatre ; il a récemment accru sa consommation de cannabis (ce qui est discutable, ndlr) ; la crise eut un début brutal et une résolution assez rapide ; la crise a eu une dimension onirique ; c’est, enfin, l’extrême brutalité des conduites agressives et de la destructivité qui plaide en ce sens. Son diagnostic : « En dépit de la réalité indiscutable du trouble aliénant, l’abolition du discernement ne peut être retenue du fait de la prise consciente et volontaire régulière du cannabis en très grande quantité. Il s‘agit d’une appréciation légale constante. » En revanche, « la nature des troubles dépassant largement les effets attendus justifie que l’on considère son discernement comme ayant été altéré au sens du deuxième alinéa de l’article 122-1 du code pénal ».

 

Dans une expertise complémentaire, l’expert explique cette différence entre les effets attendus du cannabis et la psychose survenue chez Kobili Traoré : « la bouffée délirante aiguë n’est pas l’ivresse cannabique. Elle était la réaction psychique, à un moment donné, à la consommation habituelle du sujet. […] Une fois déclenché, le processus délirant agit indépendamment, pour son propre compte, même si la personne interrompt sa consommation. » L’ivresse cannabique n’est donc pas une cause d’irresponsabilité pénale. La loi prévoit qu’elle est une circonstance aggravante, mais seulement en matière délictuelle et non lorsqu’il s’agit de faits criminels.

 

Punisher islamiste

 

Un acte délirant est-il compatible avec une motivation antisémite ? Les délirants, explique le docteur, « abreuvent leur thématique délirante à partir de l’ambiance sociétale et des événements du monde ». Les délires mystiques sont de « forts pourvoyeurs d’éléments médico-légaux ». En faisant l’hypothèse qu’il partage des préjugés antisémites largement répandus, le sujet a, dans l’univers manichéen de son délire, occupé la posture du vengeur, du punisher (le film qu’il venait de regarder, ndlr) islamiste. Néanmoins, observe l’expert, « il ne paraît pas possible d’affirmer que Mme Lucie Attal a été délibérément recherchée pour être massacrée parce qu’elle était juive. Par contre, le fait qu’elle soit juive l’a immédiatement diabolisée et a amplifié le vécu délirant, a focalisé sur sa personne le principe diabolique qu’il fallait combattre et a provoqué le déferlement barbare dont elle a été la malheureuse victime ». Autrement dit, le crime de Kobili Traoré est un acte délirant et antisémite.

 

Le docteur Zagury a procédé à des expertises complémentaires les 28 octobre 2017 et 8 janvier 2018. Puis un collège de trois experts, composé des docteurs Paul Bensussan, Frédéric Rouillon et Élisabeth Meyer-Buisan a rendu son avis sur l’expertise du docteur Zagury : « Il s’agit d’une excellente expertise, avec une parfaite maîtrise du dossier et une finesse d’évaluation sémiologique. Nous sommes en plein accord avec le diagnostic d’état psychotique aigu et avec l’analyse qui est faite et la dimension antisémite du geste. »

 

Le collège d’experts fait état d’un brief psychotic disorder (au sens du DSM) chez Kobili Traoré et conclut à la dimension psychopathique (ou sociopathique) de sa personnalité. Dans leur rapport, les experts évoquent le rôle possiblement déclencheur de la consommation chronique de cannabis et un possible mode d’entrée dans une schizophrénie en raison de la durée anormalement longue de l’épisode et de sa résistance au traitement. Les experts reviendront sur ce pronostic de schizophrénie mais maintiendront leurs conclusions : « ce trouble pychotique bref a aboli son discernement, car l’augmentation de la consommation de cannabis (augmentation très relative) s’est faite pour apaiser son angoisse et son insomnie, prodromes probables de son délire, ce qui n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé. »

 

Une troisième expertise fut diligentée, et les docteurs Guelfi, Pascal et Coutanceau conclurent également à l’abolition du discernement de Kobili Traoré, posant le même diagnostic que leurs confrères (« l’infraction reprochée apparaît en lien direct avec une bouffée délirante aiguë d’origine exotoxique »).

 

Hospitalisation d’office

 

Dans les débats menés en première instance, le procureur de la République avait demandé le renvoi de Kobili Traoré devant une cour d’assises, expliquant que, « par son comportement volontaire de consommation de stupéfiants, Kobili Traoré a directement contribué au déclenchement de sa bouffée aiguë. Le fait qu’il n’ait pas souhaité être atteint de ce trouble et commettre les faits ne peut suffire à l’exempter de toute responsabilité », peut-on lire sur le site du Point. Me Francis Szpiner, avocat de la famille de la victime, rejoint également cette analyse, qui est celle du docteur Zagury, « les choses sont assez simples, à dire vrai : je consomme un produit illicite, je suis comptable des conséquences que cette consommation peut avoir par la suite », dit-il dans le même article. Devant la chambre de l’instruction, l’avocat général s’est rangé à l’avis des juges, qui est celui de l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré. La chambre de l’instruction, après avoir relevé que des charges suffisantes d’homicide volontaire avec la circonstance aggravante de l’antisémitisme pouvaient être retenues à l’encontre du mis en examen, a conclu, le 19 décembre 2019, à l’abolition du discernement de Kobili Traoré et, en conséquence, à son irresponsabilité pénale.

 

La partie civile a annoncé former un pourvoi en cassation, sans plus de précision pour le moment. Dans un arrêt du 12 mai 2010, la chambre criminelle avait rejeté un pourvoi portant sur une décision de non-lieu rendue par la cour d’appel, sur la base d’expertises concluant à une bouffée délirante aiguë ayant eu lieu au moment de la survenue de faits d’homicide volontaire, bouffée délirante consécutive à une consommation de cannabis.

 

Les juges de la cour d’appel ont immédiatement rendu une ordonnance d’hospitalisation d’office, car Kobili Traoré présente une dangerosité psychiatrique extrême, disent les experts, « que nous considérons comme durable en dehors d’un milieu psychiatrique ». Il restera hospitalisé tant que les médecins de son établissement le jugeront utile. S’ils décidaient que ces soins n’étaient plus nécessaires, le représentant de l’État dans le département devra ordonner une expertise conduite par deux experts extérieurs à l’établissement. En cas de consensus sur la possible levée d’une hospitalisation sans consentement, le représentant de l’État ordonne la levée des soins. En cas de désaccord, il devra en informer le directeur de l’établissement, qui saisira alors le juge des libertés et de la détention, qui tranchera.