18 octobre 1927 s’ouvre à Paris le procès de Samuel Schwartzbard, accusé d’avoir assassiné, le 25 mai 1926, à l’angle de la rue Racine et du boulevard Saint-Michel, Symon Petlioura, l’un des leaders de l’éphémère République populaire ukrainienne (1917-1920) exilé en France. Après l’avoir guetté à la sortie du restaurant Chez Chartier, Schwartzbard avait abattu sa cible de cinq balles de revolver sous les yeux des passants, avant de se laisser appréhender sans résistance. Juif originaire de Bessarabie, arrivé en France en 1910, engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale puis naturalisé en 1925, l’horloger et militant anarchiste Samuel Schwartzbard revendique son crime et la préméditation de celui-ci : il tient Petlioura pour l’un des principaux responsables des pogromes commis en Ukraine entre 1918 et 1920, dont nombre l’ont été par les bataillons de l’Armée populaire d’Ukraine placée sous son commandement. Ces tueries de masse, commises durant la guerre civile qui a suivi les révolutions de 1917 et dans le chaos qu’a constitué la chute de l’empire tsariste, constituent la plus grande série de massacres contemporains de juifs avant la Shoah avec un bilan, encore discuté, variant de 35 000 à 200 000 victimes.

 Très médiatisé, ce procès fait l’objet, en amont, de multiples formes de mobilisations antagonistes. Les soutiens de l’accusé s’agrègent notamment autour du journaliste Bernard Lecache et de l’avocat Henry Torrès. Les milieux ukrainiens anti-bolcheviques voient dans l’acte de Schwartzbard un assassinat commandité par le régime soviétique, une théorie dans laquelle L’Action française ne manque pas de s’engouffrer également. Mais cette semaine de débats marque avant tout par son issue : le 26 octobre 1927, Schwartzbard est acquitté par le jury populaire de la cour d’assises de la Seine, sous les acclamations du public présent dans la salle, largement acquis à sa cause. De son bureau à la cour d’appel de Varsovie, le jeune juriste Raphael Lemkin porte une vive attention à cette semaine d’audiences alors qu’il s’apprête à prendre part à la première conférence internationale d’unification du droit pénal, organisée dans la capitale polonaise du 1er au 5 novembre 1927 par l’Association internationale de droit pénal (AIDP) qui travaille à la définition des crimes internationaux et à l’unification des politiques criminelles5. Au cœur de ces travaux, la notion de « danger universel », que les juristes de l’AIDP peinent à définir mais qui servira notamment de socle à la construction des notions juridiques de « génocide » et de « terrorisme », l’une et l’autre alors inexistantes dans le champ pénal mais présentes en filigrane tout au long de ce « procès des pogromes », selon la formule de l’avocat de Schwartzbard, Henry Torrès.

 De ce procès, perçu comme « historique » par ses contemporains et dont l’observation a contribué à la construction du droit pénal international, ne subsistent pourtant que trois principales mémoires cloisonnées, voire antagoniques : celle de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, les mobilisations autour de ce procès ayant donné lieu à la création de Ligue internationale contre les pogromes, devenue la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) puis, en 1979, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) ; une mémoire juive, qui a retenu la figure du « vengeur » au geste presque prémonitoire quelques années avant l’avènement du nazisme – dans plusieurs villes israéliennes, des rues rendent hommage à Schwartzbard, dont la « rue du vengeur (Sholem Schwartzbard) » à Be’er Sheva ; une mémoire nationaliste ukrainienne ravivée ces dernières années avec la guerre du Donbass, pour laquelle Petlioura demeure un héros de la lutte pour l’indépendance assassiné par un « terroriste » à la solde de l’ennemi soviétique. Signe de cette fracture mémorielle, une statue de Petlioura a été érigée en 2017 à Vinnytsia, au sud-ouest de Kiev, dans un quartier autrefois appelé « la petite Jérusalem » en raison de son importante population juive. Une petite ville par ailleurs connue pour l’une des photographies les plus emblématiques de la Shoah, retrouvée par le survivant d’un camp de concentration et rendue publique lors du procès Eichmann en 1961, montrant un juif sur le point d’être abattu par un membre de l’Einsatzgruppe D au bord d’une fosse commune et au dos de laquelle se trouve l’inscription « le dernier juif de Vinnytsia ». Cette somme de symboles a fait réagir le congrès juif mondial, qui a dénoncé l’érection de la statue en indiquant qu’« il est inconcevable qu’un homme que l’on n’hésiterait pas aujourd’hui à qualifier de terroriste soit honoré » dans un tel lieu.

 Une scène de justice ordinaire pour une affaire extraordinaire

Une photographie de l’agence Rol, prise au matin de la première journée d’audience, montre une foule massée devant l’entrée ouest de la cour d’assises de Paris, rue Harlay. En file indienne disciplinée, plusieurs dizaines de personnes, majoritairement des hommes, attendent aux côtés de deux gendarmes barrant l’accès aux escaliers qui mènent au palais de justice, les regards tournés vers l’objectif du photographe comme pour prendre la pose. Le procès de Samuel Schwartzbard est un évènement, et chaque journée d’audience est relatée dans la presse quotidienne. Géo London, célèbre chroniqueur du Journal, décrit dans son premier article l’affluence autour de ce procès et l’impact de la présence médiatique sur l’organisation même de la salle d’audience :

 « Dans la salle des assises, où, selon la tradition des grands procès, on s’écrase jusque dans les moindres recoins, des gens s’interpellent dans toutes les langues : en allemand, en anglais, en russe, en polonais, en yiddish. C’est que l’affaire Schwartzbard présente, paraît-il, un intérêt international. Des journalistes sont venus de la lointaine Amérique même pour rendre compte des débats. Il a fallu, pour les caser, élargir les tribunes – si incommodes et si mal placées – où s’écrasent, les jours de grandes audiences, les chroniqueurs judiciaires. On a pu le faire en réduisant des deux tiers le box réservé à l’accusé, si bien que Schwartzbard, quand il pénètre dans la salle, doit s’insérer dans une sorte de boîte cubique, où il reste juste assez d’espace pour qu’il s’y assoie à côté d’un seul garde municipal. »

Un journaliste de la presse régionale explique quant à lui que « le procès a attiré un nombre considérable de journalistes, presque une centaine. Pour transmettre leurs télégrammes, l’équipe spéciale des P.T.T. a dû installer, pour la première fois, dans les locaux mêmes du palais de justice, des appareils télégraphiques à transmission rapide et directe avec les centraux étrangers ».

Les chroniques judiciaires concernant l’ouverture de l’audience frappent ainsi par le contraste qu’elles dépeignent d’emblée : d’un côté, le constat d’une agitation propre aux affaires politiques hors normes ayant justifié des aménagements au sein même du palais de justice, mais de l’autre, un procès qui prend place au sein de la cour d’assises de la Seine comme toute affaire criminelle de droit commun – l’infraction politique n’étant pas définie légalement –, et repose sur un personnel judiciaire dont la bonhommie apparente est soulignée, bien que nuancée, par la presse.

Le président de la cour, Georges Flory, est un magistrat expérimenté de 69 ans. Sa « rudesse bourrue rayonnait de bonté », indiquera des années plus tard Henry Torrès. Il a défrayé la chronique en réchappant, en 1910, à une tentative d’assassinat commise en pleine salle d’audience, par un homme qu’il avait condamné pour vol quelques années auparavant alors qu’il présidait le tribunal correctionnel – un épisode alors qualifié d’« abominable attentat » par le bâtonnier Busson-Billault qui avait exprimé sa solidarité au nom du barreau. Géo London est l’un des seuls journalistes à pointer l’expérience des « procès politiques » du conseiller Flory, au cours desquels il aurait « su donner la mesure de sa froide maîtrise et d’une habile impartialité ». Le magistrat avait notamment présidé en 1925 le procès en diffamation du journaliste de l’Action française Léon Daudet, qui reprochait à l’État et aux anarchistes accusés de l’embrigadement de son fils de 14 ans, d’avoir maquillé en suicide la mort de celui-ci.

L’avocat général Raynaud semble moins retenir l’attention des observateurs. Tout juste est-il moqué par le journaliste Pierre Bénard qui vit en lui, à l’issue du procès, un « personnage comique et gentiment grotesque », « avec une rondeur naturelle et une solennité burlesque qui furent d’un irrésistible comique ». Il ressort de la transcription sténographique sa volonté de ramener systématiquement le procès aux questions de droit, alors que les autres parties se sont plutôt évertuées à le politiser – une posture qui, de fait, s’avère peu spectaculaire. Les deux assesseurs s’en tiennent à des « rôles muets », l’un au visage plutôt fermé, l’autre plus souriant. Quant au tirage au sort des jurés, qui s’est déroulé dans une salle annexe et au sujet duquel peu d’informations ne subsistent, il a concentré tous les fantasmes en cette ouverture d’audience, comme s’il se devait nécessairement de constituer le premier acte de politisation du procès. Plusieurs journaux indiquent en effet que les avocats de la partie civile ont « récusé » systématiquement « tous ceux qui, par leur nom ou leur aspect physique sembl[ai]ent d’origine sémite », une information parfois reprise dans l’historiographie. Pourtant, déjà à l’époque, le droit de récusation n’était accordé qu’au parquet et à la défense, comme le prévoyait l’article 399 du code d’instruction criminelle alors en vigueur : d’évidence, cette rumeur s’est déployée parmi les observateurs du procès sans réels fondements, montrant combien la personnalité de l’accusé, et son identité juive, étaient déjà en elles-mêmes, un élément du débat.

Les descriptions physiques du « prévenu », très fréquentes dans les chroniques judiciaires de l’époque et auxquelles Schwartzbard n’échappe pas, reprennent d’ailleurs à l’envi cette thématique du « type sémite », y compris pour souligner que la physionomie de l’accusé ne correspond pas à l’archétype supposé du juif. « Maigre et roux, les cheveux blonds ondulés et rejetés en arrière, Schwartzbard, avec son teint clair, ses yeux bleus d’acier plus volontaires que rêveurs, n’a certes point le type de cette race sémite dont il s’enorgueillit d’avoir été le vengeur en tuant, sans pitié, le promeneur sans défense qu’était […] Petlura », écrit Géo London, qui ne cache pas son antipathie pour l’accusé. Prométhée, un mensuel francophone édité par des réfugiés anti-bolcheviques du Caucase et de l’Ukraine, va encore plus loin dans l’exercice du portrait incisif :

« [Il] est blond et n’a pas de barbe. Une simple petite moustache, un nez droit et mince, des yeux enfoncés dans leurs orbites. Un être sec et maigre, pommettes saillantes. Rien du sémite, mais tout du Mongol. »

L’auteur insiste sur tous les détails permettant d’assigner à Schwartzbard une identité d’étranger malgré sa naturalisation, de la « petite voix à l’accent pénible » aux « tournures de phrases étrangères et bizarres » jusqu’au « rictus de férocité » qu’aurait affiché l’accusé lors du rappel des faits. Tout en relevant des caractéristiques physiques assez analogues, Léo Lagrange, pour le journal socialiste Le Populaire, pense au contraire que le personnage dans le box affiche une authenticité qui force le respect :

« Son regard clair, son visage énergique joints à sa mise correcte et simple préviennent en sa faveur. »

Une partie de la presse juive abonde dans ce sens en soulignant plutôt sa « dignité » et sa « sobriété ». Un autre reporter fait voler en éclat les portraits enfermant Schwartzbard dans la figure de l’étranger, en indiquant que celui-ci a au contraire l’allure « traditionnelle […] d’un petit horloger de Ménilmontant ».

Ainsi, au premier jour d’audience, les bases d’un procès mi-ordinaire mi-exceptionnel sont posées. L’accusé focalise logiquement l’attention, dans un procès où les parties civiles sont physiquement centrales mais muettes. Leur parole est absente de la sténographie, bien que les photographies de presse montrent qu’à l’ouverture du procès, l’épouse, gantée et coiffée du crêpe noir typique de la période de « grand deuil » en dépit des dix-sept mois écoulés, et le frère de Petlioura, se tiennent assis au milieu de la salle, entre les juges et la vitrine renfermant les pièces à conviction dont l’arme du crime, faisant ainsi face à la barre où défilent les témoins et près de laquelle s’expriment les avocats. Aucun texte ne statuant sur cette organisation spatiale, l’hypothèse d’un choix propre à cette audience est privilégiée, qu’elle ait eu un objectif purement symbolique, qu’elle constitue une stratégie d’audience pour interpeller l’accusé ou qu’elle réponde aux enjeux diplomatiques d’un procès annoncé comme exceptionnellement médiatisé. Cette scénographie semble d’ailleurs n’avoir prévalu qu’au début du procès, la famille Petlioura disparaissant des photographies prises lors des journées suivantes.

Plus largement, le procès s’embarrasse peu des familles des parties et de leur ressenti, y compris lorsqu’ils concernent l’accusé. Prévue le deuxième jour d’audience, l’audition de l’épouse de Schwartzbard, citée par l’accusation, est annulée alors que celle-ci venait d’être introduite dans la salle et était sur le point de prêter serment. Redoutant l’immixtion dans les débats d’une charge émotionnelle favorable à l’accusé, César Campinchi, avocat des parties civiles, prit la parole pour interroger le sens de cette audition :

« Pour en tirer quoi ? Des choses impartiales ? »

Contre toute attente et avec habileté, le consensus étant rare aux assises lorsqu’il est question de l’audition des témoins, son adversaire Henry Torrès se solidarisa et proposa de renoncer au témoignage par une requête commune aux deux parties, Campinchi ajoutant :

« Cette femme est malheureuse… »

Devant l’insistance de l’avocat général indiquant que la liste des témoins avait été validée par la cour, Campinchi rétorqua de manière sentencieuse que « quelle que soit la liste, un témoin inutile est toujours un témoin inutile », en réponse à quoi le président confirma l’annulation.

17Au-delà de cette mise à l’écart, étonnamment consensuelle dans une cour d’assises, de l’émotion comme actrice des débats, ce dernier épisode témoigne de deux aspects essentiels de ce procès. D’une part, la pression des enjeux politiques et médiatiques n’a pas fait passer au second plan les règles de droit et les principes régissant la procédure pénale. À plusieurs reprises la cour s’est trouvée interrogée, notamment par les avocats mais également par le ministère public, sur le sens à donner à un témoignage ou l’intérêt d’un débat quant à la manifestation de la vérité. D’autre part, la démarche conjointe qui a entraîné l’annulation de l’audition d’Anna Schwartzbard montre le poids des avocats dans cette procédure, dont l’omniprésence a rythmé les journées d’audience jusqu’à en précipiter l’issue.

« Envol de manches, apostrophes, protestations, rien ne manque. » Tous les chroniqueurs soulignent en effet la vivacité des avocats durant ce procès et la fréquence de leurs interventions, ce que confirme la sténographie. Henry Torrès, 36 ans et ténor du barreau, connu pour ses engagements progressistes et sa défense d’accusés politiques notamment anarchistes, a été choisi par Schwartzbard, qui l’a désigné par courrier avant de commettre son crime. Afin de préparer sa défense, il s’est rendu sur les lieux (Ukraine, Russie) en compagnie du journaliste Bernard Lecache, qui réalise alors une série de reportages sur les pogromes publiés par le journal Le Quotidien en février-mars 1927, puis sous forme de livre destiné à mobiliser l’opinion en faveur de Schwartzbard. Il est assisté par deux jeunes collaborateurs, Serge Weill-Goudchaux et Gérard Rosenthal, eux aussi engagés à gauche. Pour les parties civiles, César Campinchi, 45 ans, domine les prises de paroles, mais la défense est assurée conjointement avec son aîné Albert Willm, 59 ans. Campinchi est un brillant avocat, ancien secrétaire de la Conférence du stage, de tendance radical-socialiste. Il est assisté par le jeune Gaston Monnerville, à l’aube de sa carrière, alors l’un des rares avocats noirs du barreau de Paris. Willm est une figure socialiste d’avant-guerre, qui après une défaite électorale en 1914 s’est éloigné de la SFIO et a amorcé un glissement à droite durant l’entre-deux-guerres, jusqu’à se compromettre sous Vichy.

Les repères d’âges ne sont pas superflus dans cette procédure. Alors que Willm appartient à la génération de l’affaire Dreyfus, des premiers attentats anarchistes et des lois dites « scélérates », Torrès et Campinchi sont des vétérans de la Première Guerre mondiale, de même que Schwartzbard. Tous trois y ont été blessés, et en sont sortis médaillés en raison de leurs états de service. Ces enjeux générationnels sont centraux dans les débats qui s’ouvrent le 18 octobre 1927 et dans l’affrontement politico-juridique teinté de complicité qui se met en place entre Torrès et Campinchi, le premier n’hésitant pas par exemple à flatter avec malice le second, né en Corse, en évoquant sa « petite terre ardente et farouche où, dans les défaillances de la justice collective, la justice individuelle n’hésite jamais à se venger elle-même ».

Le procès des pogromes

La première journée, consacrée à la personnalité de l’accusé, laisse d’emblée poindre des tensions. Les débats se portent tout d’abord sur son passé, les parties civiles essayant de trouver dans son parcours des éléments permettant de remettre en cause l’engagement solitaire et désintéressé que lui prête la défense. Schwartzbard a notamment été condamné pour vol, à Vienne, en Autriche-Hongrie, en 1909, un casier judiciaire jetant le discrédit sur sa personne selon Campinchi :

« On est plus content de se vanter d’être le vengeur de sa race que d’avouer que l’on a commis un acte qu’en langue bourgeoise et banale nous appelons : le vol ! »

21De même, les avocats de la famille Petlioura se saisissent du séjour en Russie et en Ukraine de Schwartzbard, entre sa démobilisation en 1917 et son retour en France en 1920, et d’accusations nées pendant l’instruction sur la foi de deux témoignages contestés par la défense, pour prêter à l’accusé des accointances avec les services secrets soviétiques, une théorie du complot bolchevique dont le juge d’instruction Marcel Peyre n’est pas parvenu à établir la véracité malgré de nombreuses auditions et confrontations. Le principal accusateur, Ilya Dobkowski, affirmait dans une « lettre ouverte » que Schwartzbard avait été chargé de cette action par la Tchéka qui avait défini une politique d’« assassinats terroristes » à l’étranger. Personnage trouble ayant servi la cause bolchevique avant d’en être exclu, il se rétractera dans une lettre envoyée à Schwartzbard deux ans après le procès. Face à ces accusations, Schwartzbard affiche la position que l’on retrouve dans ses écrits : il est certes parti construire la révolution en 1917, espérant participer à l’avènement d’un monde nouveau, mais il a assisté sur place aux pogromes d’Ukraine d’une part, aux « mensonges » et au « cynisme » des Soviétiques d’autre part. Au juge d’instruction qui l’interpellait sur ses liens avec l’URSS, il avait répondu qu’il était « révolutionnaire », mais « affilié à aucun parti, et surtout pas au parti bolcheviste », sur lequel il porte un jugement très sévère. Torrès dénonce également cette théorie selon lui intenable, décrivant Schwartzbard comme un « anarchiste idéologique et idéaliste, aux antipodes de la conception bolchévique ».

Les débats de la première audience se portent également sur l’état mental de Schwartzbard, examiné par trois experts psychiatres mandatés par le juge d’instruction, qui l’ont déclaré parfaitement responsable et ne souffrant d’aucune pathologie. Torrès intervient pour s’étonner de cette initiative du juge, indiquant n’avoir « jamais connu de commission d’expert que lorsqu’elle était provoquée par l’initiative des avocats qui ne brisaient parfois pas sans peine la résistance du juge ». Il rappelle qu’il avait déjà signifié sa surprise et la volonté de Schwartzbard d’assumer pleinement ses actes par un courrier au juge d’instruction qu’il demande à lire aux jurés :

« Je n’ai ni dans ses attitudes, ni dans son langage, ni dans le récit de l’acte et des mobiles qui l’ont inspiré, […] rien vu ni entendu qui puisse faire douter de son équilibre mental. […] Je laisserais par avance déformer ou affaiblir le sens du procès dont j’ai la charge si je ne marquais pas dès aujourd’hui que c’est en toute conscience et en toute loyauté que Schwartzbard réclame de prendre ses responsabilités que, fut-ce pour les réduire, il n’acceptera pas qu’on dénature. »

La porte de sortie qu’avait sans doute envisagée le juge Marcel Peyre afin de dépolitiser la procédure et de s’assurer d’un acquittement de confort, est ainsi balayée tant par les experts que par la défense.

C’est donc sur la base d’un crime revendiqué par son auteur qui en plaide la légitimité, que l’audition des témoins est appelée à se dérouler. Le positionnement des parties civiles repose sur une double stratégie : montrer d’un côté que l’idéalisme de Schwartzbard n’est qu’une façade et que, en personnage peu scrupuleux trahi par sa condamnation à Vienne, il a agi au contraire en « terroriste » pour servir un intérêt supérieur, celui de l’URSS pour laquelle le nationaliste ukrainien Petlioura constituait un obstacle à abattre ; concernant Petlioura, il s’agit pour les avocats Campinchi et Willm de prouver que celui-ci n’a aucunement ordonné les pogromes, voire qu’il les a désapprouvés. Du côté de la défense, l’objectif est de renverser le procès afin qu’il devienne celui des pogromes commis par les troupes nationalistes, notamment celles actives à Proskourov, commandées par Ivan Semesenko lui-même sous les ordres de Petlioura, et ainsi légitimer le crime de Schwartzbard. Le but est d’obtenir son acquittement, en récusant en premier lieu l’accusation de « terrorisme » : « anarchiste donc, mais non pas anarchiste terroriste, anarchiste d’action directe », plaidera Torrès.

L’inversion de l’objet du procès n’est pas seulement une stratégie d’avocat mais s’est implicitement introduite dans la procédure du fait même des magistrats : les témoins cités par l’accusation sont dans leur grande majorité convoqués pour parler de l’Ukraine et des pogromes, seule une courte journée étant prévue pour examiner les faits commis le 25 mai 1926 par Samuel Schwartzbard. Cette deuxième journée du procès voit se succéder à la barre les agents de police étant intervenus sur la scène, le médecin légiste et plusieurs témoins qui se trouvaient sur les lieux au moment des faits. Ceux-ci étant établis et la personnalité de Schwartzbard examinée la veille, le procès bascule très rapidement sur la question des pogromes et de la responsabilité de Petlioura. De longs exposés se succèdent, ponctués par les débats lancés principalement par Torrès et Campinchi. La presse peine à les résumer tant le sujet paraît lointain et les violences à l’Est presque exotiques, une difficulté qui ressort des divers articles publiés quotidiennement par les transcriptions très aléatoires des noms et des lieux évoqués dans les dépositions – Torrès le soulignera en mentionnant ironiquement « certains noms difficiles à prononcer et assez difficiles à percevoir ». En l’absence de possession d’un ordre écrit de Petlioura exigeant le déclenchement des pogromes, les débats se portent principalement sur ses discours et le système de commandement de l’Ukraine entre 1918 et 1920, afin d’évaluer ses responsabilités réelles. Deux camps s’affrontent parmi les témoins, les soutiens de Petlioura tentant de démontrer son refus des pogromes voire, pour certains, un philosémitisme présumé, et ses opposants, principalement juifs, l’accusant d’avoir encouragé les massacres par ses discours nationalistes et refusé de sanctionner clairement les auteurs des tueries, qui pourtant disaient agir « pour le petit père Petlioura ».

Loin d’éclairer les jurés, ces témoignages s’avèrent donc contradictoires et complexes. Très favorables à Petlioura du 20 au 22 octobre, ils se montrent de plus en plus à charge les 24 et 25 octobre, avec notamment l’exposé très détaillé de l’historien Elias Tcherikower, la déposition de « Melle Grinberg », infirmière et témoin directe du pogrome de Proskourov, et celle de Jacques Kafra, dont le fils a été assassiné durant le pogrome de Kiev en août 1919. Puis, trois « experts » ayant enquêté sur les pogromes viennent également témoigner : les avocats Moïse Goldstein et Henrik Sliosberg, engagés dans des comités de secours aux victimes, et Wladimir Tiomkine, personnalité politique, membre de l’assemblée constituante sous Kerenski et président l’Assemblée nationale des juifs ukrainiens. Conscient que les jurés ne peuvent qu’être saisis par la violence des faits rapportés par ces témoins, Torrès prend le contrôle de l’audience à l’issue de la journée du 25 octobre en proposant brutalement de mettre fin aux auditions :

« On vient d’entendre les témoins de l’accusation, c’est-à-dire, en principe, des témoins qui étaient contre l’intérêt dont j’ai la charge ici […]. Et bien je vous propose moi-même que nous renoncions, les uns et les autres, à l’audition de tous nos témoins, que nous considérions désormais que la conviction de M.M. les jurés peut être faite. »

Torrès s’est expliqué sur cette stratégie en 1957 :

« Certains jurés avaient peine à dissimuler leur émotion. Je réalisai en quelques secondes que la suite des débats, pour pathétique qu’elle promît d’être, risquait de leur apparaître fastidieuse. […] Je me levai pour déclarer qu’afin que l’on pût commencer à plaider sur-le-champ, je renonçais à mes 80 témoins. 80 témoins, la plupart "rescapés" des pogromes de Petlioura, dont certains étaient venus des États-Unis, du Canada, de l’Uruguay ou de l’Argentine, pour faire à la Cour le récit de leurs souffrances et du massacre de leurs enfants […], impatients de réclamer justice aux représentants de la capitale du pays du droit humain. »

La demande de Torrès est suivie par les parties civiles, Campinchi arguant que les « juges doivent être excédés » et qu’à « la cadence de deux ou trois témoins par jour, nous serons encore ici à la Noël »… Le président Flory accepte et valide ce coup de théâtre qui met fin au procès-fleuve initialement annoncé et place la défense en position de force bien que le rôle de Petlioura dans les massacres n’ait pas été éclairci lors des audiences.

Les plaidoiries et les réquisitions sont donc programmées pour le lendemain, mercredi 26 octobre, dans une atmosphère suffisamment tendue pour que le président rappelle au public la nécessité d’une « attitude convenable et décente » et ordonne à la garde l’expulsion immédiate du moindre « perturbateur46 ». Dans la droite ligne d’une tendance déjà perceptible dans les débats, les argumentaires vont converger vers une stratégie commune à l’ensemble des acteurs principaux de ce procès : au lieu d’adopter une grille d’analyse permettant d’appréhender au mieux la situation ukrainienne et le geste de Schwartzbard dans son contexte international, tous vont au contraire s’efforcer d’inscrire le procès dans des problématiques françaises, suivant des systèmes de représentations permettant de raccrocher les jurés à une histoire d’apparence familière et moins exotique, et de gagner leur faveur. En ce sens, le procès prend une tournure symbolique qui écrase les enjeux purement judiciaires.

Avocat du frère de la victime, Willm donne le ton en se montrant le plus virulent, usant d’une rhétorique antisémite qui puise à la fois dans la culture nationaliste française et dans celle perdurant depuis le XIXe siècle au sein d’une frange de la gauche socialiste de laquelle il est issu. Dénonçant la mobilisation dont a bénéficié Schwartzbard, il assure que « dès que l’on veut toucher à l’un quelconque des membres de cette grande nation juive qui proclame partout son autonomie et qui poursuit à travers les siècles et les pays son rêve messianique de domination universelle, immédiatement tout Israël se mobilise et tout Israël est là ». Moquant la « virtuosité de la lamentation » des juifs, il estime que « bien souvent ce fut la seule attitude des Israélites qui a provoqué des mouvements pogromistes », les accusant d’alliance avec les Bolcheviques et d’avoir massivement nourri les rangs de la Tchéka, notamment les femmes « souvent plus cruelles que les hommes ». Pour Schwartzbard, ces accusations à tendance conspirationniste sont assimilables aux « fables » sur les « crimes rituels » à l’origine de nombreuses persécutions antijuives depuis le Moyen Âge. Ce tableau présente en effet l’avantage de s’appliquer tant à la situation ukrainienne qu’à Schwartzbard, accusé de prendre part à l’alliance « judéobolchevique » en s’étant fait le bras armé de l’URSS, tout en ramenant le procès dans un référentiel idéologique à même de séduire des jurés français peu au fait de la situation ukrainienne.

Willm clôt sa plaidoirie par une allusion barrésienne à la « fiction légale » que constituerait la naturalisation de Schwartzbard en 1925, « qui a pu lui donner l’apparence française » bien qu’il n’ait « aucune des qualités qui font la beauté et le charme de notre race », l’accusant de « souiller cette communauté » qui l’a accueilli. Si ce positionnement peut trouver un écho dans le réquisitoire de l’avocat général Raynaud, parlant de l’« assassin, israélite d’origine russe […] élevé en Ukraine49 », il est fermement contré par Torrès qui occupe une large part de sa plaidoirie à présenter Schwartzbard comme un petit artisan de Ménilmontant, « honnête homme » parfaitement intégré dans son quartier dont deux mille habitants « qui ne sont pas des juifs » mais « des braves gens de chez nous » ont signé une « émouvante pétition » pour le soutenir, menant une « existence de dignité et de dévouement », investi au sein de la Ligue des droits de l’homme dont il rappelle qu’elle n’est pas « un repaire d’anarchistes ». Pour appuyer son argumentaire et contester les propos de Willm voyant en Schwartzbard un anarchiste étranger venu semer la terreur en France, Torrès se réfère d’ailleurs nommément à Maurice Barrès en indiquant que l’écrivain avait lui aussi eu une jeunesse anarchiste (« qui n’a pas été plus ou moins anarchiste ? », interroge-t-il la salle). Mais c’est l’ombre du Barrès des Diverses familles spirituelles de la France, opérant en 1917 un tournant intellectuel en rendant hommage aux combattants juifs de la Première Guerre mondiale et à leur participation au « génie national », qui plane davantage sur la plaidoirie de Torrès. Celui-ci insiste en effet sur l’engagement volontaire de Schwartzbard en 1914 lui faisant accéder à la « dignité française, par une participation plus intime à la vie de notre armée, par une assimilation plus complète du petit juif russe au génie douloureux de la France, assimilation réalisée dans les premières lignes des tranchées ». Selon son avocat, Schwartzbard abandonne, en assassinant Petlioura, la « passivité » des juifs de l’Est, dont il serait l’héritier par ses origines, pour adopter pleinement la « vaillance » du peuple français auquel il a choisi d’appartenir. Cette relecture de l’« acte de terrorisme » d’inspiration étrangère décrit par Willm est un élément central de la stratégie de Torrès, qui en tire la démonstration inverse de ses adversaires : l’acte de Schwartzbard marquerait son intégration à la communauté nationale, au lieu de l’en exclure comme cherchent à le démontrer les parties civiles

Plus généralement, l’omniprésence des références à la Première Guerre mondiale est un élément clé de ce procès, qui marque le poids de cette violence dans la mémoire et les représentations collectives des années 1920. Comme pour frapper les esprits et alors qu’il prône au contraire le « retour au droit » après « l’exaltation des sentiments », l’avocat général Raynaud dresse un tableau de la scène de crime qui s’éloigne des descriptions cliniques généralement d’usage dans le contexte judiciaire et convoque un vocabulaire très évocateur des champs de bataille et des tranchées : « tandis que les convulsions de la mort font jaillir le sang de ses blessures et que la rosée noire du meurtre se répand sur le trottoir, l’autre, sauvagement, férocement, brutalement, continue à tirer sur sa victime à terre », « ce n’est que lorsque l’arme est enrayée que cette boucherie atroce prend fin »… Le Journal titre d’ailleurs l’un de ses articles, placé en « une », « Une atmosphère de bataille ». Ce jour-là, Torrès avait déclaré :

« Petlioura est responsable des pogromes comme le maréchal Hindenburg était responsable, à nos yeux de Français, des crimes de l’armée allemande. »

En réponse, Campinchi l’avait interrogé :

« Mais a-t-on tué Hindenburg ? A-t-on rendu le Maréchal Pétain responsable des mutineries de 1917 ?

Un débat houleux s’en était suivi, les deux avocats s’accusant mutuellement de commettre des « erreurs historiques ». Dans la même journée, Schwartzbard compare son geste au retour de l’Alsace-Lorraine à la France, affirmant que si « la France a attendu quarante-quatre ans pour se venger », lui a attendu « seulement six ans ». Le lendemain, Torrès accuse l’un des témoins, ancien ministre de Petlioura, d’avoir été l’ambassadeur de Pavlo Skoropodsky, ancien dirigeant ukrainien « protégé de l’Allemagne », alors que « Schwartzbard, ce juif, se battait pour la France », avant de lire une déclaration de Petlioura dans laquelle celui-ci glorifiait « l’Allemagne et sa puissance » et de dénoncer l’« inspiration germaniste » du nationalisme ukrainien

Les références historiques se voulant tantôt clivantes tantôt consensuelles rythment ainsi ce procès, de Schwartzbard comparant cette fois le nationalisme ukrainien rétif à la révolution de 1917 à la Vendée de 1793, à Campinchi dressant un parallèle entre le « social-démocrate » Petlioura et Léon Blum, ou entre le chef militaire Petlioura impuissant face à ses troupes et le maréchal Ney déclarant à son procès qu’il ne pouvait « arrêter la mer avec ses mains ». Descartes, Zola, l’abbé Grégoire, Mirabeau, Gambetta, Victor Hugo sont aussi convoqués tout au long du procès, jusqu’à Anatole France invoqué par l’avocat général qui indique dans son réquisitoire qu’il n’a pas « la prétention, ici, d’écrire l’Histoire, et surtout l’histoire contemporaine », répondant ainsi indirectement à Campinchi qui plaidait que « l’histoire seule, l’histoire souveraine, jugera Symon Petlioura ». La multitude de ces allusions historiques et la volonté plus ou moins assumée de chacun des acteurs d’inscrire ce procès dans l’histoire et au tableau d’honneur de la justice française constituent l’essence de ces journées d’audience. Pour les parties civiles, la « justice sereine » doit s’opposer au « fanatisme aveugle », et acquitter Schwartzbard serait la « négation même de la justice », le but d’un procès n’étant pas de juger « la politique d’un pays lointain ». Pour la défense au contraire, il en va de l’honneur de la France de s’unir pour condamner les pogromes et donc Petlioura, « chef des bourreaux, ou […] bourreau en chef », et ainsi suivre « l’instinct du peuple français » représenté par les douze jurés. Se rangeant du côté de l’accusé, ceux-ci acquittent Samuel Schwartzbard, la cour statuant sur les conclusions des parties civiles en le condamnant symboliquement à un franc de dommages et intérêts.

Une jurisprudence nationale de portée internationale

L’avocat général Raynaud ne s’y trompait pas en ouvrant ses réquisitions par un avertissement aux jurés :

« Ce n’est pas une affaire médiocre que vous aurez à juger, c’est une affaire qui aura un retentissement européen et mondial.

La décision de la cour d’assises de Paris fait figure d’évènement à l’échelle internationale. Pourtant, malgré son caractère exceptionnel et sa forte médiatisation, ce procès s’inscrit avant tout dans un contexte et une jurisprudence française qui contribuent à en expliquer le cadre et l’issue. Dans les années 1920, le taux d’acquittement en cour d’assises oscille entre 30 et 40 % (33 % en 1927), des chiffres qui renvoient ce procès atypique à sa banalité statistique. La question du jury populaire, héritage de la Révolution française, et de ses décisions souvent discordantes au regard des attentes de l’autorité judiciaire, revient très régulièrement dans le débat public et fait l’objet de nombreuses réflexions doctrinales, en particulier lorsqu’il est question d’assassinats politiques qualifiés de « terroristes » par les parties civiles. Le jury ne se prononçant alors que sur la culpabilité et non sur la peine, avait le sentiment, par un verdict affirmatif à la question de la culpabilité, d’être à l’origine de peines très lourdes, et face à l’incertitude de la sanction préférait parfois disculper les accusés – un « vice de l’institution » selon certains commentateurs qui n’hésitaient pas à appeler à une réforme procédurale annoncée de longue date mais toujours repoussée.

Un traité de droit pénal de 1936 pointait encore que les « exaspérations du sentiment populaire contre des délinquants politiques sont exceptionnelles. Ordinairement l’indulgence est de règle et se traduit par les nombreux verdicts d’acquittement rendus par les jurés ». En évoquant le cas de Germaine Berton, anarchiste qui avait assassiné le secrétaire de l’Action française Marius Plateau et qui fut acquittée en 1923, l’auteur précisait :

« Cette attitude est évidemment blâmable car la vie humaine a toujours la même valeur, mais elle correspond à l’idée que ce sont-là en quelque sorte "les risques du métier". »

Dans L’Action française, la dénonciation de cette jurisprudence devient un enjeu politique, et le journal d’extrême droite ne tarit pas de virulentes critiques envers « le nombre des acquittements dus aux pressions de toutes sortes exercées sur les magistrats et les jurés par nos deux "tchékas" de la rue des Saussaies et du quai des Orfèvres, en faveur des criminels ». Dans une tonalité conspirationniste dont il ne se départit pas, Léon Daudet lui-même signe ces attaques par voie de presse contre ce qu’il considère comme des dysfonctionnements de la justice républicaine :

« Les sanglants gredins et janissaires […] sont tellement sûrs de l’impunité et de l’immunité, qu’ils les garantissent d’avance, avec une bonne prime, à leurs indicateurs et indicatrices chargés de l’exécution. Ces choses inouïes se passent quasi ouvertement et de telle façon que le Palais de Justice n’ait plus, en quelque sorte, qu’à enregistrer ces arrêts monstrueux et ignobles qui couvrent la France d’opprobre, vis-à-vis de l’univers civilisé. »

La multiplication des assassinats politiques au tournant des années 1920 génère en effet un contentieux spécifique qui rythme l’actualité et attise les tensions, avec un certain nombre d’acteurs que l’on retrouve d’une affaire à l’autre et qui tendent à composer une forme de microcosme dont l’évocation est récurrente dans la presse. Germaine Berton était défendue par Henry Torrès, et les parties civiles, représentées en premier lieu par Marie de Roux, l’avocat habituel de l’Action française, avaient choisi de s’adjoindre également les services de César Campinchi, réputé pour sa modération et dont la présence permettait d’éviter une trop forte polarisation politique du procès – une stratégie assez proche de celle adoptée par la famille Petlioura. Quelques semaines avant le procès Schwartzbard, Torrès avait cette fois plaidé du côté des parties civiles lors du procès du Géorgien Avtandil Merabachvili qui, le 10 juin 1926, avait abattu, quai des Orfèvres, un autre Géorgien, Gregoire Veshapely, ancien nationaliste opposé aux Bolcheviques que son meurtrier, se présentant comme un « justicier », accusait de s’être rallié au régime soviétique honni de la petite entité caucasienne. Dans une salle d’audience presque vide, le même président Flory menait les débats, avec le même avocat général Raynaud pour représenter le ministère public. Et, comme une répétition avant le procès Schwartzbard, la défense s’efforça de retourner le procès pour en faire celui de la victime et de la Tcheka, comparant la lutte des Géorgiens – que Torrès qualifiait péjorativement d’« irrédentistes » – face à l’« oppresseur » soviétique aux aspirations des Irlandais face aux Britanniques ou à celles des Alsaciens-Lorrains face à l’Allemagne. Merabachvili fut acquitté lui aussi. Quelques années auparavant, en 1920, d’autres acteurs jouaient une scène similaire lors du procès d’Avni Rustemi, qui avait assassiné le dictateur albanais exilé en France, Essad Pacha. Deux figures du barreau s’affrontaient alors, Anatole de Monzie pour la défense, Charles Lyon-Caen pour la partie civile. Comme pour Schwartzbard, un chroniqueur notait que l’accusé « parl[ait] bien français, mais son accent étrange rend[ait] ses réponses parfois difficilement perceptibles »… Et le public, là encore, « trouv[ait] que l’Albanie [était] bien loin, et sa politique bien confuse »… Rustemi fut également acquitté par le jury de la cour d’assises de la Seine.

Ces crimes dits « internationaux » ne sont pas les seuls à nourrir l’actualité judiciaire des années 1920, puisque des affaires d’affrontements politiques spécifiquement français arrivent aussi devant la cour d’assises de la Seine, face à des jurés toujours aussi cléments. Raoul Villain avait été acquitté à la sortie de la guerre, en 1919, pour l’assassinat de Jean Jaurès, un verdict qualifié de « monstrueux » par Anatole France. Mais c’est encore Henry Torrès qui, en 1926, assure la défense du communiste Marc-Joseph Bernardon, accusé aux côtés de Jean-Pierre Clerc dans l’affaire de la fusillade de la rue Damrémont. En avril 1925, quelques semaines avant les élections municipales, quatre militants nationalistes avaient été tués par balles lors d’affrontements déclenchés par des communistes au terme d’une réunion publique que ces derniers venaient contester – un épisode qualifié d’« attentat » par les Jeunesses patriotes dont les membres étaient présents en nombre ce soir-là. Comme cela était prévu pour le procès Schwartzbard avant que la défense n’y renonce, Torrès fait citer à l’audience de nombreux témoins de moralité afin de retourner le procès et d’en faire celui des Jeunesses patriotes et du nationalisme français de l’entre-deux-guerres, face à la violence duquel les manifestants communistes se devaient de venir armés afin d’assurer leur « légitime défense ». Victor Basch, pour la Ligue des droits de l’Homme, vient à la barre pour déclarer que « les crimes des réactionnaires expliquent, je ne dis pas excusent, le crime qu’on juge en ce moment »… À l’issue des débats, Bernardon est acquitté, et Clerc, défendu par André Berthon, avocat communiste également coutumier de ce type de défense, condamné à trois ans de prison. L’avocat général Rateau avait pourtant qualifié la fusillade d’« acte de terrorisme ». Défendu lui aussi par Berthon, l’Alsacien Georges Benoît s’ajoute à la liste des acquittés en 1929, bien que revendiquant le crime pour lequel la cour d’assises le poursuivait : en décembre 1928, il avait tenté d’assassiné Charles Fachot, procureur à Colmar qui avait requis quelques mois auparavant lors du grand procès dit « des autonomistes » mené à l’encontre de vingt-et-un Alsaciens accusés de complot contre l’État

La plupart de ces procès ont en commun des accusés revendiquant leurs crimes et souhaitant faire connaître, par le biais de la justice, la nature de leur combat politique. De nombreux acteurs et commentateurs de ces audiences parlent de la « passion » qui est à l’origine des actes incriminés, une volonté irrépressible portée par un idéal, une volonté de rendre justice ou un désir de vengeance qui abolirait le discernement bien que l’acte soit commis en toute conscience, ce qui justifierait les acquittements. « Ce n’est pas un crime politique, mais un crime passionnel », a plaidé Anatole de Monzie pour son client Avni Rustemi. En 1929, une revue indiquait au sujet du procès Schwartzbard, qu’« il est, surtout, une catégorie de crimes qui créent en France une atmosphère spéciale : ce sont les crimes dits passionnels, quelle que soit la passion qui les excuse et, aux yeux de beaucoup de nos contemporains, les justifie : amour, jalousie, vengeance, politique ; ces crimes-là sont presque sûrs de l’impunité ; et l’impunité tourne parfois à l’apothéose ». Dans la revue Détective éditée par Gallimard, dans laquelle se croiseront des plumes comme Georges Kessel et Georges Simenon et où une grande place est accordée aux récits de procès, le journaliste Jacques Mourier s’amuse en 1929 à décrire ce nouveau type de « grand procès dans lequel l’accusé a commis son crime, poussé non par la cupidité, mais par un sentiment de passion amoureuse – il importe de préciser le sentiment car tous les crimes, même celui de l’apache, sont passionnels – ou pour assouvir une vengeance politique66 ». Selon lui, ces procès où les enjeux moraux dépassent la question de la preuve suivent des schémas plus ou moins semblables à chaque fois :

« Le champ de la défense est alors plus large… La discussion s’étend : le ministère public, représentant de la société, demande une condamnation pour assurer l’ordre social… la défense, au contraire, fait valoir le mobile désintéressé du geste, la noblesse même des sentiments qui ont fait de l’homme un meurtrier… On évoque les grands souvenirs historiques, on fait défiler, témoins irréels mais agissants, la théorie des libérateurs, ceux qui, avant l’invention de la poudre, sont passés à la postérité, pour avoir su jouer du poignard. L’un requiert, l’autre plaide, les jurés décident… »

Pour les observateurs internationaux peu au fait de ces enjeux propres au système français, ces décisions de justice relèvent davantage d’un acte politique des jurés. Ce contresens est souvent provoqué par les accusés eux-mêmes et leurs avocats, tel Henry Torrès mobilisant lors de sa plaidoirie la jurisprudence berlinoise relative à l’acquittement, en 1921, de Soghomon Tehlirian, auteur quelques mois plus tôt de l’assassinat du leader du mouvement des Jeunes-Turcs et principal ordonnateur du génocide des Arméniens, Talaat Pacha, ainsi que celle, suisse, concernant l’acquittement de Maurice Conradi, qui avait assassiné à Lausanne un délégué soviétique (Vorowski) se rendant à une conférence internationale, afin de venger sa famille qu’il estimait victime des Bolcheviques. La mise en parallèle de ces trois procès fort différents relève d’une stratégie de défense qui peut s’avérer discutable : Tehlirian, acquitté à l’issue d’un court procès de deux jours, revendiquait tout à la fois la vengeance et l’application d’une condamnation à mort prononcée à l’encontre de Talaat Pacha par l’une des cours martiales turques mises en place pour « épurer » le régime ottoman après la Première Guerre mondiale. Ses avocats avaient en outre plaidé le désordre mental causé par les massacres dont l’accusé et sa famille avaient été les victimes. Conradi, aidé d’un complice, avait ciblé Vorowski par hasard, comme il s’en serait pris à n’importe quel représentant soviétique, dans une démarche assez différente de celle de Schwartzbard. Ces trois affaires et les acquittements qui les ont conclues témoignent pourtant d’une réalité dont se saisissent de nombreux pénalistes de l’époque : l’absence de justice transnationale et un droit pénal international balbutiant. Lors de sa déposition au procès Schwartzbard, Paul Langevin avait indiqué que « la violence s’explique en l’absence de toute justice organisée ».

À Varsovie, Raphael Lemkin observe ces deux procès et explique dans ses mémoires qu’ils ont largement contribué à sa réflexion sur la construction de la notion de génocide :

« Le jury de Paris s’est trouvé dans le même dilemme moral que le tribunal de Berlin. Il ne pouvait ni acquitter Schwartzbard ni le condamner [...], mais il ne pouvait pas non plus sanctionner le fait de se saisir de la loi afin de faire respecter les normes morales de l’humanité. Peu à peu, la décision mûrissait en moi qu’il me fallait agir. »

Le procès Schwartzbard fait en effet écho aux notions discutées au sein de l’AIDP et qui contribueront notamment à structurer la future incrimination de « génocide », tels la « barbarie » et le « vandalisme » présents en filigrane dans les descriptions faites par les témoins et l’accusé :

« Ils viennent dans les maisons, violent les femmes […]. Ils brûlent, ils pillent, ils font le pogrome, c’est l’assassinat, le pillage et le viol. Voilà le pogrome. »

46Plus tard, Hannah Arendt comparera la stratégie adoptée par la défense au procès Schwartzbard avec celle du procès Eichmann, notamment en raison de l’usage d’une importante documentation destinée à prouver les crimes commis par la « victime » d’une part, l’accusé d’autre part. Elle démontre elle aussi que ces « procès-spectacles », sur lesquels elle conserve un regard critique, sont les seuls permettant d’accueillir les crimes dont il est question, puisqu’il n’y a alors « aucun tribunal au monde où ces groupes eussent pu appeler leurs victimes ».

La réflexion de Lemkin est à rattacher aux travaux qu’il mène, avec d’autres pénalistes, au sein de l’AIDP afin de définir les principes d’une répression universelle et transnationale contre les crimes et délits du droit des gens. Si les « actes de barbarie » sont au cœur de ces discussions, la notion de « terrorisme » y est aussi inscrite lors de la conférence de Bruxelles de 1930. Mais Lemkin n’est pas convaincu par la pertinence de cette notion, qu’il juge en 1933 « inutile et superflue » dans un rapport rédigé pour l’AIDP :

« "Terrorisme" ne constitue pas une notion juridique ; "terrorisme", "terroriste", "acte de terrorisme" sont des expressions employées dans la langue courante et dans la presse pour définir un état d’esprit spécial chez les délinquants qui en outre réalisent encore de par leurs actions des délits particuliers. […] le terrorisme ne présente pas de conception uniforme, mais embrasse une quantité d’actes criminels différents. »

S’il ne mentionne pas d’exemples lui ayant permis d’étayer sa réflexion, l’intérêt qu’il a porté tant au procès Schwartzbard qu’à celui de Tehlirian laisse supposer qu’ils ont contribué à cette mise à distance symbolique, sémantique et juridique de la notion de terrorisme.

Procès d’assises presque banal, procès politique typique de ceux s’étant déroulés à Paris dans les années 1920, mais aussi procès perçu comme « historique » et d’envergure planétaire par ses acteurs, et jalon dans la construction du droit pénal international, le procès Schwartzbard se situe au croisement de multiples problématiques. À l’échelle de la jurisprudence française, un double tournant se produit dans les années 1930, mettant fin à ce type de procès emblématiques de la décennie qui a suivi la fin de la Première Guerre mondiale. D’une part, la loi du 5 mars 1932 vient modifier les attributions du jury, afin qu’il se prononce tant sur la culpabilité que sur la peine, permettant ainsi une modulation plus importante des décisions. D’autre part, l’attentat de Marseille, commis le 9 octobre 1934 par un nationaliste bulgare en lien avec les Oustachis croates, et au cours duquel sont tués le roi Alexandre Ier de Yougoslavie et le ministre français des Affaires étrangères Louis Barthou, change la donne. Perpétrée devant les caméras filmant l’évènement diplomatique, cette attaque ne bénéficie pas de la bienveillance du jury de la cour d’assises d’Aix-en-Provence qui condamne lourdement les auteurs arrêtés. Le contexte des années 1930 n’est plus celui des années 1920 ; les représentations collectives de la violence politique évoluent et la Deuxième Guerre mondiale achèvera d’acter ce changement d’époque et de creuser l’antagonisme mémoriel autour du procès Schwartzbard – celui d’un « terroriste » d’un côté, d’un « vengeur » de l’autre –, masquant ainsi la multitude d’enjeux que concentrait pourtant cette audience.

Source : Histoire politique, revue d'histoire de Sciences Po, Virginie Sansico

 

 

 

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