En mai 1944, Philippe Henriot, la principale voix de la collaboration avec les nazis à Radio-Paris, s’en prenait une nouvelle fois à Pierre Dac, humoriste qui œuvrait à Londres aux côtés de De Gaulle et prêtait sa voix à la résistance, dans l’émission de la BBC « Les Français parlent aux Français ».

Pierre Dac, l’inventeur du terme ‘loufoque’, était connu avant-guerre pour son humour absurde dans sa revue ‘l’Os à moëlle’. Recruté pour les programmes de la France libre à la Radio de Londres, il est l’auteur du slogan « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand » chanté sur l’air de la Cucaracha.

Henriot attaque Dac sur sa judéité qui l’empêcherait de comprendre quoique ce soit à la France . Il rappelle dans son interpellation de ce dernier que son nom de naissance est André Isaac et qu’il est le fils de Salomon et de Berthe Kahn. Il ajoute

«"... Dac s'attendrissant sur la France, c'est d'une si énorme cocasserie qu'on voit bien qu'il ne l'a pas fait exprès. Qu’est-ce qu’Isaac, fils de Salomon, peut bien connaître de la France ? La France, qu’est-ce que ça peut bien signifier pour lui ? A part la scène de l'ABC où il s'employait à abêtir un auditoire qui se pâmait à l'écouter ? ... Il est incapable de travailler à la grandeur d’un pays qui n’était pour lui qu’un séjour passager, une provisoire terre promise à exploiter... Il entreprit alors de jouer son rôle dans la démoralisation de ces goïms pour lesquels les siens ont toujours eu tant de mépris ...une sorte d’esprit desséchant et ricaneur, une perpétuelle aspersion d’ironie sur tout ce qu’on avait l’habitude de respecter, une sottise corrosive à force d’être poussée à l’extrême lui firent une clientèle ».

Jeté en pâture par l’Etat collaborationniste de Vichy et ses porte-paroles à la vindicte populaire, Dac répondit dès le lendemain à Henriot sur les ondes par un texte appelé « Bagatelle pour un tombeau » en référence au Bagatelle pour un massacre (1937) de l’antisémite Louis Ferdinand Céline. Le texte1 est impitoyablement prémonitoire pour Henriot et illustre la guerre des ondes de la France libre contre Vichy ou les collaborationnistes parisiens pro-allemands.

 

Bagatelle pour un tombeau

«M. Henriot s’obstine; M. Henriot est buté. M. Henriot

ne veut pas parler des Allemands. Je l’en ai pourtant prié de toutes les façons : par la chanson, par le texte, rien à faire. Je ne me suis attiré qu’une réponse pas du tout aimable – ce qui est bien étonnant – et qui, par surcroît, ne satisfait en rien notre curiosité. Pas question des Allemands.

C’est entendu, monsieur Henriot, en vertu de votre théorie raciale et national-socialiste, je ne suis pas français. A défaut de croix gammée et de francisque, j’ai corrompu l’esprit de la France avec L’Os à moelle . Je me suis, par la suite, vendu aux Anglais, aux Américains et aux Soviets. Et pendant que j’y étais, et par-dessus le marché, je me suis également vendu aux Chinois. C’est absolument d’accord.

Il n’empêche que tout ça ne résout pas la question: la question des Allemands.

Nous savons que vous êtes surchargé de travail et que vous ne pouvez pas vous occuper de tout. Mais, tout de même, je suis persuadé que les Français seraient intéressés au plus haut point, si, à vos moments perdus, vous preniez la peine de traiter les problèmes suivants dont nous vous donnons la nomenclature, histoire de faciliter votre tâche et de vous rafraîchir la mémoire :

Le problème de la déportation;

- Le problème des prisonniers;

- Le traitement des prisonniers et des déportés;

- Le statut actuel de l’Alsace-Lorraine et l’incorporation des Alsaciens-Lorrains dans l’armée allemande;

- Les réquisitions allemandes et la participation des autorités d’occupation dans l’organisation du marché noir;

- Le fonctionnement de la Gestapo en territoire français et en particulier les méthodes d’interrogatoire;

- Les déclarations du Führer dans Mein Kampf concernant l’anéantissement de la France.

 

Peut-être me répondrez-vous, monsieur Henriot, que je m’occupe de ce qui ne me regarde pas, et ce disant vous serez logique avec vous-même, puisque dans le laïus que vous m’avez consacré, vous vous écriez notamment : « Mais où nous atteignons les cimes du comique, c’est quand notre Dac prend la défense de la France! La France, qu’est-ce que cela peut bien signifier pour lui ? »

Eh bien ! Monsieur Henriot, sans vouloir engager de vaine polémique, je vais vous le dire ce que cela signifie, pour moi, la France.

Laissez-moi vous rappeler, en passant, que mes parents, mes grands-parents, mes arrière-grands--parents et d’autres avant eux sont originaires du pays d’Alsace, dont vous avez peut-être, par hasard, entendu parler ; et en particulier de la charmante petite ville de Niederbronn, près de Saverne, dans le Bas-Rhin. C’est un beau pays, l’Alsace, monsieur Henriot, où depuis toujours on sait ce que cela signifie, la France, et aussi ce que cela signifie, l’Allemagne. Des campagnes napoléoniennes en passant par celles de Crimée, d’Algérie, de 1870-1871, de 14-18 jusqu’à ce jour, on a dans ma famille, Monsieur Henriot, lourdement payé l’impôt de la souffrance, des larmes et du sang.

Voilà, monsieur Henriot, ce que cela signifie pour moi, la France. Alors, vous, pourquoi ne pas nous dire ce que cela signifie, pour vous, l’Allemagne ?

Un dernier détail: puisque vous avez si complaisamment cité les prénoms de mon père et de ma mère, laissez-moi vous signaler que vous en avez oublié un celui de mon frère. Je vais vous dire où vous pourrez le trouver ; si, d’aventure, vos pas vous conduisent du côté du cimetière Montparnasse, entrez par la porte de la rue Froidevaux ; tournez à gauche dans l’allée et, à la 6e rangée, arrêtez-vous devant la 8e ou la 10e tombe. C’est là que reposent les restes de ce qui fut un beau, brave et joyeux garçon, fauché par les obus allemands, le 8 octobre 1915, aux attaques de Champagne. C’était mon frère. Sur la simple pierre, sous ses nom, prénoms et le numéro de son régiment, on lit cette simple inscription: « Mort pour la France, à l’âge de 28 ans ». Voilà, monsieur Henriot, ce que cela signifie pour moi, la France.

Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription: elle sera ainsi libellée :

PHILIPPE HENRIOT

Mort pour Hitler,

Fusillé par les Français…

Bonne nuit, Monsieur Henriot. Et dormez bien.»

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Un mois plus tard, le 28 juin 1944, le vœu de Dac se réalisait : Henriot tombait sous les balles d’un groupe de résistants dirigé par Charles Gonard, futur compagnon de la Libération, infiltré au 10 rue de Solferino, siège de la propagande collaborationniste. Ses obsèques nationales sont l’occasion pour le régime de Vichy, et pour Pétain, de célébrer l’un de ses serviteurs les plus zélés.

Par mesure de représailles, trois membres de la Milice exécutent Georges Mandel. D'autres exactions ont lieu dans toute la France, notamment à Rillieux-la-Pape, près de Lyon, où le milicien Paul Touvier fait exécuter sept Israélites pour venger la mort de Henriot.

1Pierre Dac, «Bagatelle pour un tombeau», Radio-Londres , 11 mai 1944.