"Juifs de Pologne, les survivants" , Audrey Kichelewski dans mensuel 421  -  mars 2016 - 

Face à l'hostilité des Polonais après la guerre et craignant le nouveau régime socialiste, plus de la moitié des Juifs rescapés choisirent les chemins de l'exil. Que devinrent ceux qui restèrent ?

 

Quoi, tu es encore là ? Comment se fait-il qu'un Juif soit encore en vie ? On vous croyait vraiment tous morts... » C'est par ces mots que beaucoup de rescapés juifs polonais de la Shoah sont accueillis lorsqu'ils reviennent dans leur village natal. Ils sont rapportés par Pinkas Alterman, qui a passé trois ans dans divers camps de travaux forcés, avant de revenir dans la région de Kielce1. La surprise, sinon l'hostilité des Polonais au retour de leurs voisins juifs est décrite dans de nombreux témoignages de rescapés.

 

Entre 1939 et 1945, le meurtre systématique de près de 90 % des plus de 3 millions de Juifs polonais laisse exsangue l'une des communautés juives les plus florissantes du monde d'avant-guerre, tandis que l'incompréhensible se produit au sortir de la guerre : la persistance d'un antisémitisme meurtrier après Auschwitz.

Le retour des quelque 250 000 rescapés - pour l'essentiel rapatriés des confins de l'URSS où ils avaient trouvé refuge pendant le conflit - s'accompagne de réactions violentes à leur égard, qui font entre 1 000 et 2 000 victimes. Celles-ci culminent avec le tristement célèbre pogrom de Kielce, lorsque 42 Juifs trouvent la mort le 4 juillet 1946, lynchés par une foule excitée par la fausse rumeur selon laquelle les Juifs de la ville auraient enlevé un enfant chrétien. Cette réactivation de l'accusation médiévale de crime rituel se manifeste dans un climat de guerre civile où l'Armée rouge et ses acolytes tentent d'imposer par la force, et des élections truquées, un nouveau régime pro-soviétique en Pologne. Les Juifs sont alors perçus comme les alliés d'un gouvernement dont on se méfie, le mythe du judéo-bolchevisme venant féconder le terreau plus ancien de l'antijudaïsme chrétien. Plus de la moitié des Juifs rescapés quittent le pays entre 1945 et 1950, et on ne compte plus alors que 100 000 Juifs environ en Pologne.

L'extermination du judaïsme polonais et le départ de la plupart des survivants après la guerre expliquent que les historiens aient longtemps ignoré le destin de la poignée de survivants qui demeura en Pologne après 1945. L'ouverture des archives depuis 1989, l'émergence d'une nouvelle génération d'historiens en Pologne et leur insertion dans un réseau international de chercheurs ont changé la donne. Les Juifs restés en Pologne après guerre ont une histoire, qui ne se résume ni à un antisémitisme atavique dont ils auraient constamment été les victimes, ni à celle des quelques apparatchiki staliniens aux ordres du régime. Cette histoire est celle d'une petite minorité encore imprégnée par la diversité - certains demeurant attachés à une identité juive profondément marquée par la Shoah, d'autres préférant se fondre dans le moule de l'« homme nouveau » proposé par la Pologne populaire - mais toujours soumise au dilemme de quitter le pays natal ou d'y rester.

 

Malgré tout, un retour à la vie

On assiste dès 1945 à la renaissance d'une vie juive en Pologne. Fleurissent par dizaines des partis politiques (le Bund socialiste, le Linke Poale Zion, sioniste de gauche, mais aussi un parti sioniste orthodoxe, Mizrahi), des journaux (Dos Naye Lebn - « une vie nouvelle » -, était le titre du journal officiel du Comité central des Juifs de Pologne et de l'Association des écrivains juifs) et même une agence de presse juive, une quarantaine d'écoles enseignant en polonais, yiddish ou hébreu, et un théâtre yiddish. Le Comité central des Juifs de Pologne, organisation mise sur pied par les autorités polonaises et les rescapés de tous bords politiques, soigne, éduque, cultive et remet au travail les rescapés qui le peuvent encore. On prend soin aussi de ne pas oublier ses morts : le monument à l'insurrection du ghetto de Varsovie de Nathan Rapoport est inauguré dès 1948 et des commissions historiques juives recueillent scrupuleusement les témoignages des rescapés, qui serviront de pièces à conviction dans les procès contre les criminels nazis à Nuremberg. En Pologne même, une Cour suprême conduisit sept grands procès, condamnant notamment à mort le commandant d'Auschwitz Rudolf Höss et Amon Göth, le commandant du camp de concentration de Plaszow près de Cracovie. Cette relative liberté d'action est laissée aux Juifs par un nouveau régime qui cherche alors une reconnaissance internationale en prônant officiellement la lutte contre l'antisémitisme - mais en agissant peu dans les faits.

Mais, alors qu'elle obtient pour la première fois de son histoire les mêmes droits que ses concitoyens, la minorité juive demeure exclue de la polonité au sens ethnique, tant aux yeux de la société que du régime qui ne peut s'aliéner son peuple. C'est pourquoi, à chaque crise du régime, elle se retrouve renvoyée à des choix identitaires - et des choix de vie - souvent contraints. Après l'épisode des violences antisémites de la sortie de guerre, qui pousse au départ la moitié des rescapés (nombre d'entre eux se dirigeant vers les camps de personnes déplacées en Allemagne avant de gagner l'Europe occidentale, mais surtout l'Amérique du Nord et le futur État d'Israël), d'autres vagues d'émigration suivront.

Au tournant des années 1950, la stalinisation du pays force les Juifs polonais à se conformer strictement à l'idéologie dominante ou à quitter le pays, laissant aux autres une ultime possibilité de partir pour Israël, solution choisie par près de 30 000 Juifs, pour l'essentiel issus des partis de la gauche non communiste. Pourtant, au moment où l'URSS lance en 1950 sa campagne contre le « cosmopolitisme » jusqu'à l'hystérie du complot des blouses blanches2, il n'y aura pas en Pologne de purges contre les communistes d'origine juive, à l'instar du procès Slansky en Tchécoslovaquie ou de l'arrestation d'Ana Pauker en Roumanie3. Les Jakub Berman ou Hilary Minc, ministres influents du gouvernement, parviennent à sauver leur peau. Les institutions juives sont nationalisées et mises au pas, mais ne disparaissent pas. Il reste des écoles juives où l'on enseigne le yiddish, et une communauté juive religieuse qui pratique tous les rites du judaïsme dans des synagogues qui ne sont pas fermées d'autorité, mais ne sont plus fréquentées.

 

Accusés de stalinisme lors du dégel

Le dilemme entre partir et rester se pose à nouveau avec le dégel de 1956. En Pologne, la révolte ouvrière de Poznan violemment réprimée en juin porte finalement au pouvoir en octobre l'homme providentiel chargé de faire évoluer le régime, Wladyslaw Gomulka, partisan d'une voie polonaise vers le socialisme, qui avait été écarté par les staliniens en 1948. L'antisémitisme devient alors une arme dans les luttes internes du Parti.

D'un côté, on reproche aux Juifs d'avoir été les principaux agents de la terreur stalinienne. Dès 1953, un haut responsable de la police politique, Jozef Swiatlo, a fui à l'Ouest, causant la révocation puis l'incarcération de ses supérieurs directs, Anatol Fejgin et Jozef Rozanski. Trois ans plus tard, on ne manquera pas de souligner les origines juives de ces trois hommes. D'un autre côté, la faction du Parti attachée à maintenir le régime soviétisé profite de l'origine juive de certains de ses adversaires de la faction opposée, partisans d'une démocratisation du régime, et utilise l'antisémitisme pour les décrédibiliser. Dans un contexte de libération de la parole, la haine antisémite explose et déborde le cadre de la lutte interne au sein du Parti.

De nombreux Juifs polonais subissent alors discriminations et brimades, notamment les enfants, mis à l'écart à l'heure du retour du catéchisme dans les écoles. Si les cas de violences physiques sont rares, les évictions professionnelles sont nombreuses, quoique discrètes. Ce climat délétère précipite les départs : 50 000 entre 1956 et 1960, dont 18 000 étaient des rapatriés d'URSS, libérés après la mort de Staline.

Pourtant, on observe au même moment un renouveau des associations juives, revivifiées par l'arrivée de Juifs polonais qui s'étaient retrouvés en URSS pendant la guerre et n'avaient pas pu rentrer en 1945. Elles vont remplir une importante fonction d'aide sociale, mais aussi de socialisation et d'intégration. Cela est rendu possible par l'ouverture du régime à l'Occident, permettant notamment le retour de l'organisation caritative juive américaine Joint, qui finance largement ces associations. L'État polonais se décharge sur ces instances et en fait des vitrines pour montrer à l'Occident que ses Juifs, « folkloriques », sont bien traités. Toute autre expression identitaire n'entrant pas dans le moule idéologique du moment reste toutefois proscrite.

 

Campagne antisémite en 1968

La crise suivante est plus aiguë encore. Les purges ont cette fois lieu au grand jour et massivement, à la faveur d'une campagne dite « antisioniste » mais en réalité antisémite. Son lancement est le discours du secrétaire général du Parti, Wladyslaw Gomulka, prononcé le 19 juin 1967 devant le VIe Congrès des syndicats et retransmis à la radio. Celui-ci s'achevait par les mots suivants : « Nous soutenons que chaque citoyen polonais ne doit avoir qu'une seule patrie - la Pologne populaire [...] nous ne voulons pas qu'une cinquième colonne se crée dans notre pays [...]. Que ceux qui sentent que ces paroles leur sont adressées en tirent les conséquences pour eux-mêmes [applaudissements]. »

Cette nouvelle purge aura pour conséquence l'éviction de l'ancienne génération de communistes d'origine juive encore en place dans les institutions d'État, remplacée par de jeunes bureaucrates.

L'outil antisémite s'avère efficace dans le contexte de la guerre des Six-Jours de 1967 puis de l'agitation estudiantine au printemps suivant. Manifestant contre l'interdiction d'une pièce d'Adam Mickiewicz, que la mise en scène faisait passer pour antisoviétique, les étudiants sont brutalisés par la police. Pourtant, seuls deux d'entre eux sont traduits en justice, Adam Michnik et Henryk Szlajfer, tous deux d'origine juive et que la propagande du régime a vite fait de dénoncer comme des « traîtres sionistes ».

Les Juifs polonais, faciles à évincer sans provoquer trop d'opposition sociale, se révélèrent les boucs émissaires commodes de ce mouvement réclamant plus de liberté. Le bilan est lourd ; il y a 13 000 départs en quelques mois : des professeurs, intellectuels, ingénieurs, le tout dans un climat de « pogrom sec », une véritable violence verbale orchestrée par le pouvoir.

Après 1968, il reste environ 20 000 Juifs en Pologne. La plupart des institutions juives ferment leurs portes, faute de militants. Pourtant, dès les années 1970 émerge une jeune génération de militants juifs, celle du journaliste Konstanty Gebert ou du philosophe et mathématicien Stanislaw Krajewski, dont le parcours est souvent lié à la dissidence politique, dans une alliance où se mêlent la gauche de Jacek Kuron et d'Adam Michnik et celle des intellectuels catholiques libéraux. Pour eux, combattre les mensonges du régime, c'est aussi combattre pour la vérité sur l'histoire des relations polono-juives et du passé juif en Pologne. Ils fondent notamment l'« Université juive volante », proposant clandestinement, dans des appartements privés, des cours sur l'histoire, la philosophie et la religion juives.

De son côté, à partir de 1980, le pouvoir en place, au lieu d'utiliser la tactique habituelle consistant à discréditer l'opposition en la qualifiant de juive, va monter en épingle les traces d'antisémitisme qui existent dans le syndicat Solidarnosc (Solidarité) pour essayer de le déstabiliser. Les dirigeants de l'organisation juive polonaise officielle en Pologne sont ainsi convoqués par le gouvernement qui leur fait écouter le discours antisémite d'un leader local de Solidarité, avec mission pour eux d'en parler abondamment auprès des Juifs de la diaspora occidentale.

Ces démarches restent vaines puisque la dissidence est la première à aborder sans tabou la question des relations polono-juives, dans plusieurs articles de sa presse clandestine. Dès le mois de novembre 1980, un journal clandestin publié à Wroclaw consacre un numéro spécial à la thématique « Juifs et Polonais » à l'occasion du 40e anniversaire de la création des ghettos en Pologne. Ce bulletin s'inscrit dans une démarche mémorielle visant à retrouver les racines d'un pays qui n'oublie aucune de ses victimes. On peut y lire : « Nous avons rappelé le crime de Katyn et le crime perpétré [par les Soviétiques] sur les nations baltes. Nous devons rappeler les débuts de l'extermination des Juifs d'Europe [...]. Regardons les Juifs polonais. Et pas uniquement pour honorer leur martyre mais aussi parce que, même si les Juifs ne sont plus parmi nous, le sujet constitue un problème pour nous. Ils faisaient partie de notre société. Nous disons qu'ils vivaient sur nos terres. Mais ces terres étaient également leurs terres. Ils vivaient, tout simplement, chez eux. »

La question des relations polono-juives s'invite ensuite dans le débat public en 1986, au moment de la diffusion du film Shoah de Claude Lanzmann, qui montre à quel point l'antisémitisme est encore prégnant dans le pays. Il suscite un long article de l'intellectuel Jan Blonski, intitulé « Les pauvres Polonais regardent le ghetto »4, abordant le problème de la responsabilité de la société polonaise face à l'extermination de sa composante juive.

 

Renaissance ?

Mais ce qu'il est à présent courant d'appeler une « renaissance juive » en Pologne se fait ressentir surtout après 1989, dans le contexte de démocratie recouvrée. Il convient toutefois de distinguer d'une part le renouveau qui se produit au sein de la petite minorité juive vivant encore en Pologne aujourd'hui, estimée à une dizaine de milliers de personnes tout au plus dans un pays de 40 millions d'habitants, et d'autre part les acteurs polonais, non juifs, de ce renouveau - qui sont proportionnellement plus nombreux. Les institutions communautaires se sont multipliées depuis une vingtaine d'années, attirant un public très hétéroclite au niveau de son autodéfinition identitaire, avec notamment de jeunes personnes ayant récemment découvert leurs origines juives cachées par leurs aïeux durant la période communiste.

Mais le jewish revival - terme en vogue dans les recherches sur l'Europe centrale actuelle - s'opère très largement sans les Juifs eux-mêmes et combine de nombreuses formes, éducatives, mémorielles ou encore culturelles, dont Jean-Yves Potel a montré la diversité5. Certaines initiatives, qu'elles soient artistiques ou pédagogiques, comme l'ouverture du nouveau musée de l'Histoire des Juifs polonais en 2014, témoignent assurément d'une volonté de diffuser une meilleure connaissance de l'histoire juive polonaise (cf. Dariusz Stola, p. 34).

D'autres projets en revanche, à l'instar de certains festivals locaux dits de culture juive, entretiennent, entre kitsch et commercialisation, des stéréotypes sur les Juifs, et proposent une vision souvent idéalisée et folklorique du passé polono-juif. Ainsi la petite ville de Chmielnik, ancien shtetl situé non loin de Kielce, s'est-elle érigée depuis 2002 en modèle du genre avec sa journée annuelle de la culture juive. Le succès de ce festival a permis la restauration du cimetière juif et de l'ancienne synagogue, qui doit devenir un centre culturel et éducatif. Mais il a surtout dynamisé l'activité économique locale. De plus, cette appropriation de l'héritage juif s'est largement faite sur un mode nostalgique non critique, tendant à essentialiser l'image du Juif comme celle du « religieux orthodoxe »6.

La place des Juifs en Pologne demeure un sujet qui fait couler beaucoup d'encre, comme en atteste la vigueur des débats publics à chaque publication d'ouvrage depuis celui de Jan T. Gross (cf. Jan Grabowski, p. 44). Le parti Droit et justice (PIS), qui est arrivé au pouvoir en octobre 2015, a parmi ses soutiens d'actifs partisans d'une vision ethno-nationaliste, martyrologique de la Pologne, sans regard critique sur son passé et sur les relations polono-juives. Étant donné également son rapport ambigu aux instances démocratiques, comme l'ont montré les récents exemples de la mainmise du pouvoir sur l'audiovisuel public ou le remplacement de juges du Tribunal constitutionnel, on peut se demander s'il y aura des effets concrets sur la recherche historique.

Sans aller jusqu'à la censure ouverte, il est déjà question de la possibilité de poursuivre les auteurs de propos « diffamatoires » à l'égard de l'histoire polonaise, émanant d'historiens nationaux mais aussi étrangers. Et, pour contrebalancer ces écrits supposés antipolonais, des ouvrages hagiographiques ou faisant la promotion de cette histoire manipulée seront sans doute mis en avant. Jan Zaryn, directeur de la branche éducative de l'Institut de la mémoire nationale (IPN) de 2006 à 2009 et depuis peu sénateur du parti Droit et Justice affirme ainsi vouloir rompre avec la « politique historique de la honte » menée jusqu'à présent. Sa « contre-révolution » passe notamment par l'affirmation récente devant le Parlement européen selon laquelle près d'un million de Polonais auraient sauvé des Juifs durant la guerre - alors que Yad Vashem a distingué environ 6 600 Justes. Il reste à espérer que la crainte de mesures de rétorsion de la part de l'Union européenne retiendra quelque peu les plus zélés des partisans de cette « politique historique » des plus radicales.

 

 

1. Entretien avec P. Alterman cité dans M. Hillel, Le Massacre des survivants. En Pologne, 1945-1947, Plon, 1985, p. 75.

2. En janvier 1953, des médecins soviétiques, presque tous Juifs, furent accusés d'avoir assassiné deux dirigeants soviétiques.

3. Rudolf Slansky, secrétaire général du PC tchécoslovaque, est accusé de « complot trotsikte, titiste et sioniste » et pendu en décembre 1952, ainsi que ses coaccusés, dont 10 sur 13 étaient, comme lui, d'origine juive. Ana Pauker, vice-Premier ministre de Roumanie, est démise de ses fonctions puis arrêtée pour « cosmopolitisme » en février 1953

4. J. Blonski, « Les pauvres Polonais regardent le ghetto », Les Temps modernes n° 516, juillet 1989, pp. 69-84.

5. J.-Y. Potel, La Fin de l'innocence. La Pologne face à son passé juif, Autrement, 2009.

6. Le festival de Chmielnik a été étudié par M. Murzyn-Kupisz, « Rediscovering the Past in the Polish Provinces. The Socioeconomics of Nostalgia », E. Lehrer, M. Meng (dir.), Jewish Space in Contemporary Poland, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2015, pp. 115-148.

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