« L’immigration explose »  ? Plutôt faux

les décodeurs

 

  • Ce qu’ils disent

La France subit depuis trente ans une immigration « de masse » (Laurent Wauquiez, Les Républicains, avril 2018) et « incontrôlée » (Florian Philippot, Front national, septembre 2015). A droite, nombreux sont les détracteurs de l’immigration qui lient la supposée explosion de l’immigration au regroupement familial instauré par Jacques Chirac, en 1976.

 

  • Ce qu’il en est

La réalité historique est tout autre. Comme l’a montré l’historien de l’immigration Patrick Weil, l’année 1974 a, au contraire, marqué un raidissement de la politique migratoire de la France. Alors que les gouvernements d’après-guerre avaient encouragé l’arrivée de travailleurs immigrés pour nourrir la croissance, la crise économique pousse le gouvernement Chirac à décréter une « suspension provisoire » de l’immigration de travail, en juillet 1974. Dans la foulée, plusieurs mesures sont prises pour restreindre les entrées et encourager les retours. Ce virage a eu un impact spectaculaire sur l’immigration de travail, qui a brutalement et durablement chuté (à l’exception des deux vagues de régularisations massives de sans-papiers sous la présidence de François Mitterrand).

 

Combien d'immigrés légaux sont entrés chaque année en France

Attention !

Ces chiffres doivent être pris avec précaution, car les statistiques officielles de l'immigration n'étaient pas aussi robustes avant les années 1990, et parfois incomplètes. Elles restent toutefois relativement fiables pour l'immigration des travailleurs et des familles. Il faut également garder à l'esprit que ces statistiques ne capturent pas l'immigration à l'intérieur de l'Union européenne (UE) : un immigré roumain arrivé dans les années 1980 était donc comptabilisé, alors que le même immigré ne le serait plus aujourd'hui, puisque la Roumanie est membre de l'UE.

Dans le même temps, l’immigration familiale a progressé, mais pas dans les proportions spectaculaires que décrivent souvent les détracteurs du regroupement familial.

 

Si bien qu’avec environ 200 000 premiers titres de séjour délivrés par an, la France accueille, en réalité, moins d’immigrés extraeuropéens aujourd’hui que dans les années 1970.

Prise dans son ensemble, la population immigrée a augmenté au cours des dernières décennies, mais elle est loin d’avoir explosé : elle représente 9,3 % de la population française, contre 7,4 % en 1975.

L’essentiel de cette hausse a été observé dans les années 2000, mais certains spécialistes estiment que cela s’explique surtout par une sous-estimation de cette population lors des précédents recensements.

 

Part des immigrés et des étrangers dans la population

Un étranger peut être né en France (s'il a des parents étrangers), alors qu’un immigré est forcément né à l’étranger. Les deux populations se recoupent donc en partie.
Au-delà de cette immigration légale, les tenants d’une ligne dure en matière d’immigration mettent souvent en avant l’importance de l’immigration clandestine qui n’est, par définition, pas capturée par les statistiques officielles. Or, rien ne permet d’affirmer de façon incontestable que celle-ci ait flambé au cours des dernières décennies.

Certains responsables politiques pointent enfin du doigt, de façon plus ou moins assumée, une augmentation de la population immigrée au sens large, en incluant les enfants d’immigrés. Or, dotés de la nationalité française dès leur naissance, ceux-ci ne sont pas des immigrés. Si l’on adopte le principe de deux générations sur le territoire, environ un quart de la population française est issu de l’immigration.

 

Les descendants d'immigrés plus nombreux que les immigrés : une position française originale en Europe

Gérard Bouvier, insee.fr

 

Jusqu'en 1975, les migrations résultent principalement des mutations économiques et géopolitiques. Après 1975, la part des immigrés dans la population s'est d'abord stabilisée autour de 7,5 % tandis que s'opérait une diversification des origines, avant d'augmenter à nouveau (8,4 % en 2008). Le développement de l'immigration familiale favorise la constitution d'une population de descendants d'immigrés.

 

La France ne se distingue guère de beaucoup de pays européens quant à la proportion et aux principaux traits sociodémographiques des populations nées à l'étranger.

Par rapport aux autres grands pays, la France se caractérise par des flux migratoires plus anciens mais aussi plus faibles sur la période récente.

 

La proportion de descendants d'immigrés dans la population résidente est en revanche parmi les plus élevées d'Europe. Les immigrés et descendants d'immigrés sont inégalement répartis en France, plus présents en Île-de-France.

Ils connaissent de moins bonnes conditions de vie que les autres. Ils accèdent plus difficilement au marché de l'emploi, ce que n'explique qu'en partie leur niveau moindre de formation. L'analyse est à mener plus largement : cohérence des conditions d'emploi, de qualification, de logement, etc. Le niveau de vie médian des personnes vivant dans un ménage immigré est de 30% inférieur à celui de l'ensemble de la population. Cet écart se réduit à 12 % pour les descendants d'immigrés. Les difficultés sur les chemins de l'intégration résultent des interactions entre éducation, emploi et résidence, que ne font qu'accentuer des particularités reliées aux origines.

 

Sur le regroupement familial

(Libération , 8 nov 2016)

 

«Il y a un mythe tenace qui est celui de l’ouverture subite à l’immigration familiale au milieu des années 70. Or, ce n’est pas le cas. En 1976 (et non 1974) un décret vient bien encadrer le regroupement familial, qui lui préexistait largement», explique Muriel Cohen, historienne spécialisée dans l’histoire de l’immigration française.

Un décret d'avril 1976 édicte les conditions (qui existaient en partie depuis plusieurs années) qui prévalent aujourd’hui (même si elles ont été durcies par une quinzaine de lois depuis) : le conjoint et les enfants d’un immigré peuvent obtenir un titre de séjour si le chef de famille est régulièrement installé depuis un an, s’il dispose de ressources «stables, suffisantes», et d’un «logement» adapté. Le texte obéit certes à une volonté d’affirmer le droit à la vie en famille des immigrés installés en France, mais aussi de l’encadrer. Il est alors présenté comme un moyen de maîtriser l’immigration en s’assurant que les familles qui viendront le feront dans des conditions «permettant de s’insérer». Au final, 1976 ne marque pas l’augmentation de l’immigration familiale en France, mais plutôt le début d’un infléchissement, en tout cas par rapport au début des années 70 : 75 000 membres de familles arrivés en 1972, 72 600 en 1973, 68 000 en 1974, 51 800 en 1975, 57 300 en 1976, puis 40 100 en 1978 ou 42 000 en 1980.

 

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