Jérusalem et  le droit international. Quel droit international ?

Raphael Drai Zal, Revue CONTROVERSES, 23 mars 2011

 

L’on ne saurait prendre à la légère les discordances d’une situation donnée au regard du droit qui est censé la régir. Du point de vue du droit international public contemporain, la position de l’ Etat d’Israël proclamant que Jérusalem est sa « capitale éternelle, « une et indivisible », est loin de satisfaire aux normes et aux procédures de ce droit, en son état actuel.

Celui-ci, comme on le verra, controuve cette position et même il la dénie. Cependant, avant d’examiner les thèses en présence, quelques remarques préjudicielles sont indispensables. Elles ne seront pas de pure forme.

 

Remarques préjudicielles

 L’importance du droit international ne peut être minimisée ni à son tour déniée au motif que ce droit là n’est régi par aucune autorité supérieure incontestée, qu’il ne serait que l’expression de purs rapports de force, aléatoire comme eux. Dans sa configuration actuelle, l’Assemblée générale de l’ONU est formée par des agrégats d’Etats, tels ceux réunis dans la Ligue Arabe ou dans la Conférence islamique mondiale qui pour des motifs confessionnels ou idéologiques se coalisent mécaniquement et votent en bloc contre l’Etat d’Israël, sans se donner jamais la peine d’examiner la validité éventuelle de ses arguments. L’Egypte et la Jordanie qui ont signé un traité de paix avec lui font rarement exception à cette règle et il arrive souvent que l’Union Européenne agisse de même. En irait-il de la sorte si un équivalent juif de ces ligues, conférences ou unions existait? L’Etat d’ Israël est le seul Etat juif existant dans ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale, cette entité plus ou moins fictive mais sans cesse invoquée et mobilisée à son encontre pour tenter de parachever son isolement complet et de le reléguer au ban des nations. Une situation dont on sait ce qu’elle évoque dans l’histoire du peuple juif et qui soulignerait en cas de besoin à quel point ce dernier qualificatif se justifie pour l’Etat d’Israël affronté à une si multiforme adversité.

 

Il n’en demeure pas moins que la conformité aux règles du droit international soit décisive puisqu’elle est source de légitimation ou cause de dé-légitimation. C’est en son nom que se passent les Traités durables. Quoi qu’on en ait, le Traité de paix passé par exemple entre l’Etat d’Israël et l’Egypte est en vigueur depuis plus de trente ans à présent. A l’opposé, les entreprises actuelles de disqualification idéologique et éthique de l’Etat d’Israël avancent notamment cet inlassable argument: l’Etat créé en 1948 ne respecte pas les obligations qui lui incombent au terme de la légalité internationale. Par suite, il ne saurait se prévaloir de celle –ci pour justifier de ses actes, si ce n’est de son existence. Malgré le vote de l’ONU intervenu en 1948, l’Etat d’ Israël demeurerait un pur fait accompli et il faut se demander ce qu’il serait d’ores et déjà advenu de lui si au Conseil de sécurité les Etats-Unis ne menaçaient pas d’opposer leur veto à tout projet de résolution mettant en danger ses intérêts vitaux, si ce n’est son existence. Cependant, aux yeux de ses ennemis, le veto américain n’est imputable à aucune autre cause qu’à la puissance occulte du lobby juif aux Etats-Unis, ce qui conduit à souligner, au passage, que l’évocation des « Protocoles des Sages de Sion » conduit surtout à mettre en évidence une structure mentale plus universelle qu’on ne le pense. La force du droit procède de son incontestable opposabilité à tel sujet juridique, individuel ou collectif, au nom de sa transcendance supposée mais surtout du fait que ce même sujet ait participé à son élaboration1. Est–il sûr que tel soit le cas pour le droit international contemporain lorsque l’on constate à quel degré l’Etat d’Israël est marginalisé et parfois absent des instances qui l’élaborent? La Commission des droits de l’homme de l’ONU dont sont membres des Etats pour lesquels la démocratie est un vain mot et où il fait régulièrement l’objet de tentatives de lynchage en est un exemple flagrant, confinant à la bouffonnerie. Lorsqu’il y est mentionné c’est le plus souvent comme accusé, face à des « juges » massivement parties en leur propre cause.

 

Remettre en cause le droit international

 C’est pourquoi le droit international, tel qu’il est élaboré actuellement, ne saurait faire autorité de soi. Lui même doit être mis en question face à l’Etat d’Israël et démontrer sa légitimité spécifique vis à vis de cet Etat dont la solitude forcée suffirait à fonder l’intransigeance. Si l’Etat d’Israël n’était pas réellement considéré comme un co–auteur du droit international contemporain, celui-ci peut–il prévaloir contre la légalité interne de cet Etat souverain? Il faut avant tout prendre acte d’un pareil conflit de normes avant de s’interroger sur le principe de la non-acquisition légitime de territoires par la force – un principe sans doute majeur qui lui est systématiquement opposé mais de façon discriminatoire – et avant de faire apparaître les présupposés théologiques d’un droit international public qui ne semble pas complètement dégagé de la calamiteuse « théologie de la substitution », une théologie régressive, qui peine décidément à disparaître et qui se reconstitue selon ces voies juridiques inattendues.

 

Y a t-il un statut juridique international incontesté de Jérusalem ?

 

Le conflit des normes L’on n’envisagera pas la question du statut juridique de Jérusalem depuis l’Antiquité mais à partir de la « Guerre des six jours » de juin 1967, même s’il faudra inévitablement procéder à quelques récursions dans l’Histoire et à quelques « flash-backs » politiques. La situation juridique actuelle de Jérusalem est régie par deux séries de dispositions en opposition complète, du moins au premier regard.

 

Du point de vue singulier de l’Etat d’Israël, cette situation relève de la Loi fondamentale votée par la Knesset le 30 juillet 1980. Il est indispensable d’en rappeler les principales dispositions.

 

Suivant les termes de cette loi, Jérusalem est proclamée capitale unifiée et indivise de l’Etat d’Israël, ce qui implique aussi le secteur oriental de la ville. De ce fait, elle est désignée comme siège de toutes les institutions essentielles de l’Etat (Knesset, Présidence, Gouvernement, Cour suprême). La protection des lieux saints de toutes les croyances y est garantie.

 

Il en résulte d’autres dispositions dont l’impact politique doit être pris en compte. La souveraineté proclamée de la sorte ne saurait être transférée à aucune entité étrangère, étatique ou de quelque forme que ce soit, ni définitivement ni même provisoirement. Aucune forme d’autorité ne saurait s’y exercer qui ne serait pas conférée par l’Etat d’Israël ou par délégation de la municipalité de Jérusalem habilitée en ce domaine. Pour faire face à toute éventualité, la loi du 30 juillet 1980 dispose encore que les dispositions précédentes ne sauraient être mises en cause, sinon par une nouvelle loi fondamentale et à la majorité qualifiée. Autant dire qu’aucun gouvernement, de droite ou de gauche, ne saurait modifier de son propre chef le statut juridique de la capitale. Cette même loi fondamentale interdit une nouvelle division de la ville afin que Jérusalem-Est fût éventuellement cédée à l’Autorité palestinienne pour qu’elle en fasse sa capitale.

 

La légalité internationale que l’on qualifiera d’extra–israélienne, si ce n’est d’anti– israélienne pour les raisons précisées en introduction, tient cette loi pour nulle et de nul effet. En ce sens, les résolutions du Conseil de sécurité sont claires et se confirment les unes les autres, surtout depuis 1967. Il suffira de citer la résolution 252 déclarant que toutes les mesures et dispositions législatives et administratives prises par l’Etat d’Israël, y compris l’expropriation des terres et de biens immobiliers, qui tendent à modifier le statut juridique de Jérusalem sont non valides et ne peuvent altérer ce statut. Il est demandé en outre à Israël de rapporter en urgence les mesures de cette nature déjà prises et de s’abstenir de nouvelles actions tendant au même but. Mais un tel statut, au sens juridique, existe-t-il vraiment? N’érige t-on pas en norme incontestable ce qui n’est en réalité qu’un indécis et précaire statu-quo ?

 

Ces dispositions sont confirmées par la résolution 478 du même Conseil de sécurité. Les mesures prises par Israël pour modifier le statut de la ville par la loi fondamentale précitée y sont invariablement considérées comme nulles et non avenues. Les Etats qui auraient établi des missions diplomatiques à Jérusalem sont incités à les en retirer. L’Assemblée générale, quant à elle, déclarera que les mesures ainsi prises constituent bien une violation du droit international et qu’elles n’affectent pas le maintien et l’application de la 4eme convention de Genève. Il n’en ira pas autrement dans la résolution 672 de 1990 où l’on notera que le Mont du Temple est unilatéralement qualifié de « H’aram el Sharif ». La définition juive du lieu comme « Har Habayt » (2) bien antérieure à la conquête islamique en 638 y est occultée (3). On y reviendra. Ce rejet a des conséquences en droit interne de la nationalité. Ainsi les tribunaux américains se refusent–ils à faire droit à la demande d’un citoyen des Etats Unis afin que figure sur le passeport de son fils né à Jérusalem la mention: Jérusalem –Israël”. Pour le juge américain, cette mention ne serait pas conforme à la position de l’Exécutif qui jusqu’à présent, et malgré son soutien à l’Etat d’Israël, n’a toujours pas entériné la loi fondamentale précitée (4).

 

Le conflit des normes en présence apparaît patent et flagrant. Il ne saurait être éludé par l’affirmation, là encore unilatérale, selon laquelle l’Etat d’Israël transgresserait les dispositions du droit international qui ne lui conviendraient pas. L’accusation se renouvellera en 2004 devant la Cour internationale de Justice à propos de la barrière de sécurité. Pour la Cou, en érigeant cette barrière l’Etat d’Israël violerait les résolutions du Conseil de sécurité et les conventions de Genève sus-mentionnées. Il doit donc y mettre un terme et ne pas préempter le futur tracé de frontières, lequel ne peut résulter de sa seule occupation. Pour leur part, les magistrats de la Cour suprême d’Israël en décideront différemment. Sans méconnaître les dispositions du droit international en vigueur, ni récuser l’avis consultatif de la Cour, ils prennent également en compte les obligations découlant pour l’Etat d’Israël de sa légalité interne, et cela non pour la considérer comme la rationalisation juridique de faits accomplis mais comme légalité légitime aux regard des obligations qui incombent à cet Etat en tant qu’Etat de protéger sa population contre les attentats aveugles et sanglants qui la visent sans cesse et dont la Cour siégeant à la Haye ne tient, elle, aucun compte (5). L’on s’étonnera en effet que la dite Cour n’ait pas cru devoir faire droit à cette exigence, comme si celle–ci était dépourvue de fondement politique et éthique et de toute base légale, et comme si il fallait obliquement justifier les actions terroristes en cause. Une attitude tellement unilatérale ne risque t-elle pas de porter atteinte à sa fonction proprement juridictionnelle, au sens de Kojève, pour qui, on le sait, un juge ne mérite ce qualificatif que d’être effectivement tiers, autrement dit impartial et désintéressé ?

La question vaut d’être posée en termes plus généraux : une juridiction internationale peut-elle considérer comme inexistante, sans cause valide et de nul effet, la législation d’une nation membre des Nations Unies ? En procédant de la sorte ne jette t-elle pas elle même la suspicion sur sa véritable nature ? Ce débat ne se limite pas à la CIJ. Il affecte les résolutions précités du Conseil de sécurité lorsqu’elles postulent que la légalité interne d’Israël est par nature nulle et non avenue; qu’il n’est même pas question d’en considérer les mobiles et donc d’en valider la moindre parcelle. Une telle position pourrait s’expliquer si le droit international en question satisfaisait à sa propre définition laquelle, répétons-le, ne serait vraiment opposable à l’Etat d’Israël que si celui ci était vraiment considéré comme un acteur à part entière dans son élaboration et non pas comme sa cible élective.

 

Car il faut à présent s’interroger sur les fondements recevables de la Loi fondamentale votée par la Knesset en 1980. Opposer à l’Etat d’Israël l’existence d’un statut juridique de Jérusalem déjà constitué, formalisé et entériné, serait supposer le problème résolu. Il semble que l’on soit loin de compte.

Sans remonter au Roi David et à Abraham, l’on se reportera à une résolution du Conseil de sécurité antérieure à la « Guerre des six jours »: la résolution 181 du 29 novembre 1947 concernant ce qu’il est convenu d’appeler « le plan de partage » de la Palestine entre deux Etats, l’un Juif l’autre arabe. S’agissant particulièrement du statut de Jérusalem, ce plan prévoyait la création d’un secteur démilitarisé constituant une entité parfois qualifiée de « corpus separatum »; une entité distincte, placée sous l’égide du Conseil des tutelles de l’ONU. Ce conseil était chargé d’élaborer un statut définitif pour « la Ville sainte » et de lui désigner un gouverneur. Une assemblée devait également être élue au suffrage universel par la population adulte et demeurer en vigueur pour une durée d’essai dix ans. Après cette période de transition la situation devait être examinée par le dit Conseil et la population consultée par référendum en vue d’un statut définitif (6).

 

Pourquoi ce projet apparemment équilibré est-il resté sans suites ? Les documents officiels de l’ONU (7) en donnent une explication dans les termes suivants mais sans en désigner les véritables responsables : « Les hostilités qui ont suivi ont empêché l’application de la dite résolution ». Et d’ajouter : «Israël a occupé le secteur occidental de Jérusalem et la Jordanie le secteur oriental, y compris la vieille Ville et son enceinte. C’est ainsi qu’est intervenu le partage de facto (8) de Jérusalem ». Cette formulation euphémique et faussement équilibrée doit être corrigée par le rappel des faits historiques et des causalités réelles de pareilles « violences », anonymement mentionnées (9). Aussitôt voté par les instances de l’ONU, le plan de partage a été rejeté par la partie arabe, sans que l’on puisse démêler nettement qui a été le moteur décisif de ce refus : si ce sont les Arabes de Palestine – selon la dénomination à la fois « juive » et « arabe » alors conférée à cette partie du Moyen Orient – qui ont entraîné les Etats congénères alentour, ou l’inverse. Quoi qu’il en soit c’est à une agression caractérisée que le nouvel Etat d’Israël a fait face. Il en est résulté une guerre dont il ne lui a pas appartenu de décider des péripéties ni des issues territoriales mais qui s’est soldée par la défaite des armées d’agression et par l’exode des populations qui s’en étaient remises à elles pour décider de leur avenir dans une Palestine voulue « non juive ». Il n’est donc pas équitable d’incriminer à ce propos l’action des seules forces armées d’Israël. Déférant à la terminologie précédente, si l’on peut considérer qu’Israël a effectivement pris possession de Jérusalem-Ouest et y a proclamé sa souveraineté, il n’en demeure pas moins que, s’agissant de Jérusalem-Est mais aussi de la Cisjordanie, le royaume jordanien doit être considéré tout autant comme puissance occupante en violation de la résolution 181 qui ne peut être escamotée au regard des résolutions 247 et 338 ultérieures.

D’autant que par sa résolution 194 du 11 décembre1948 l’Assemblée générale de l’ONU avait réaffirmé le principe de l’internationalisation de Jérusalem avec la préservation des droits existants, ce qui implique nécessairement ceux de l’Etat d’Israël. Cette résolution est restée sans effet.

Par suite, le 23 janvier 1950, Jérusalem a été proclamée capitale de l’Etat d’Israël. Les services du gouvernement et le siège de la Knesset seront installés dans la partie Ouest de la ville, la partie Est étant toujours occupée par la Jordanie qui y empêchera l’accès aux lieux saints juifs et y restreindra l’accès aux lieux saints chrétiens. Si cette proclamation n’a pas été entérinée par nombre d’Etats, au titre de l’unilatéralisme de cette proclamation et des actes qui l’ont mise en oeuvre, l’on ne saurait méconnaître non plus l’unilatéralisme des décisions de la Jordanie dont on s’étonnera que son agression contre un Etat désormais membre de l’ONU n’eût fait l’objet d’aucune résolution ni sanction du Conseil de sécurité dans l’exercice de ses attributions. Ce silence, consacrant rien de moins qu’un fait impunément accompli, s’explique sans doute, au moins en partie, par le Traité spécifique passé entre la Jordanie et la Grande-Bretagne. Ce ne sera pas la première fois qu’un Etat membre permanent du Conseil de sécurité, loin d’y remplir prioritairement les obligations prévues par la Charte, y aura défendu ses intérêts régionaux et internationaux. On rappellera à propos du plan de partage de 1947 que la France – celle de la IVème république – s’était trouvée à deux doigts de voter contre ce plan, afin de ne pas mécontenter le monde arabe où se trouvaient maintes de ses colonies pourtant qualifiées de françaises (10). De ce point de vue, l’on a sans doute tort d’imputer la paternité de « la politique arabe de la France » au général de Gaulle exclusivement. Elle lui est antérieure et a préfiguré maints de ses revirements. Pour certains des plus hauts responsables de ce régime – dont le président Vincent Auriol – la France s’est résolue à voter ce plan in extremis afin de ne pas incommoder cette fois l’allié américain auquel elle était infiniment redevable pour sa libération et pour son relèvement, un allié toutefois suspecté d’être sous la coupe de ses « éléments judaïques » (11). En tout état de cause, la Jordanie va commencer à disposer comme elle l’entend, dans l’illégalité et en toute permanente impunité, de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie occupées par son armée. L’ONU, quant à elle, échouera à ériger les lignes d’armistice de 1948 en véritables frontières reconnues conventionnellement, d’abord entre les belligérants puis internationalement. Ses instances s’engageront néanmoins par la Déclaration tripratite du 29 mai 1950 à faire respecter ces lignes là, faute de mieux, ce qui n’empêchera pas la Jordanie de les méconnaître et d’empêcher les Juifs de toute nationalité d’accéder à leurs Lieux saints, pour user de cette terminologie, ni de commettre déprédations et saccages des monuments et sites (cimetières compris) évoquant l’immémoriale présence juive dans le secteur oriental. La « communauté internationale » ne réagira guère plus fortement lorsque la Chambre des députés jordanienne votera le 24 avril 1950 l’annexion pure et simple de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie.

 

A propos du principe de non-acquisition légitime de territoire par la force

 Il faut insister sur la gravité de ces décisions consécutives à cette agression et rappeler que la création de la Jordanie résultait elle même, après la première Guerre mondiale et la défaite des forces turques, d’un partage unilatéral décidé et opéré par la puissance britannique de territoires qui furent sous contrôle ottoman. Rappelons à ce sujet la réponse indignée de Churchill à l’un de ses opposants à la Chambre des Communes relativement à « la conquête rampante de la Palestine de la part des Juifs » (12) : à ses yeux aucune conquête de ce type ou de tout autre ne pouvait être relevée à leur encontre. Pourquoi chercher à s’en défausser : par la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917, la Grande Bretagne s’était engagée en vue de la création en Palestine, alors sous contrôle ottoman, d’un foyer national Juif ayant vocation naturelle à devenir graduellement mais irréversiblement le véritable Etat d’un peuple ayant recouvré ses droits historiques sur une terre où sa présence se dénote sous chaque pierre. Et Churchill ajoutait, dans une formulation ne souffrant aucune équivoque et qui ne s’embarrassait guère de circonlocutions, qu’en 1918 : « les Arabes étaient complètement défaits, rendus à la merci des Alliés, sans qu’aucun chien n’eût osé aboyer ». Consécutivement à un premier partage, les Arabes avaient obtenu équitablement leur lot. La Jordanie leur avait été attribuée. La Palestine devait revenir aux Juifs. Et c’est pourquoi Churchill s’opposera à tout autre partage de la dite Palestine. Les Arabes se trouvant en territoire juif où leur nombre avait fortement augmenté aussi devaient y être intégrés et en devenir les citoyens loyaux, continuant à y bénéficier d’un indiscutable développement (13). Mettre en question la validité de la Déclaration Balfour au motif que la Grande Bretagne disposait à sa guise d’un territoire qui n’était pas sien conduit à récuser la validité de toutes les autres dévolutions territoriales auxquelles elle a procédées, à commencer par celles ayant mené à la création de la Jordanie et de l’ Irak. Il conviendrait en outre de récuser les accords Sykes-Picot de 1916 par lequel la Grande Bretagne et la France lotissaient entre elles le Moyen Orient, sans tenir compte de la présence juive (14), et ensuite le mandat confié par la SDN aux deux puissances européennes dans cette région du monde. Sur cette voie, il faudrait inventer un autre droit international que celui prévalant à cette époque (15).

 

La politique de La Jordanie ne variera plus : perpétuer ces faits accomplis en profitant de la passivité internationale tout en se prévalant de la défense bien entendue et de la préservation des intérêts palestiniens. On le constatera des décennies plus tard, en 1975, après les guerres de 1967 et de 1973, lorsque la partie palestinienne se sera structurée et cherchera sa reconnaissance internationale sous la direction de l’OLP présentée comme seule représentant du peuple palestinien (16). En 1975, la Ligue Arabe siégeant au Maroc ayant accordé cette reconnaissance et cette exclusive légitimité à l’OLP, la Jordanie protestera vivement, estimant que la dite Ligue portait indûment atteinte à sa souveraineté. Il faudra attendre le 31 juillet 1988 pour que le Roi Hussein, faisant la part du feu et prenant acte du nouveau rapport de forces depuis les massacres du « septembre noir » commis par ses troupes en 1970, déclare à la télévision l’abandon de ses revendications sur la Cisjordanie et sur Jérusalem-Est au bénéfice de l’ OLP. Dans tous les cas, que ce fût dans un sens ou dans l’autre, la monarchie jordanienne continuait à disposer à sa seule convenance de territoires illégalement acquis, ces territoires fussent–ils passés depuis 1967 sous le contrôle de l’ Etat d’Israël. Il importe de rappeler dans quelles circonstances et avec quelles conséquences.

 

En mai 1967, après des années d’actions terroristes et de représailles, la tension monte brusquement et globalement au Moyen Orient. Jour après jour, et parfois d’une heure à l’autre, le Président Egyptien Gamal Abdel Nasser s’engage de plus en plus dans une belligérance directe contre l’Etat d’Israël qu’une nouvelle fois il voue urbi et orbi à une destruction fatale. L’OLP d’Ahmed Choukeiri lui emboîte le pas et surenchérit sur ces menaces politicides. De nombreux Etats arabes décident de rejoindre l’Egypte nassérienne, encouragés par la passivité des instances de l’ ONU et par l’aboulie de son secrétaire général, U– Thant. Le retournement d’alliance opéré par la France et le sentiment fallacieux que cette fois la revanche des guerres de 1948 et de 1956 serait victorieuse les confortent dans cette espérance. A son tour, le jeune Roi Hussein croit devoir se coaliser avec le Raïs égyptien et ainsi préserver la monarchie hachémite. Le gouvernement israélien l’incite néanmoins fortement et de manière réitérée à se tenir à l’égard d’une guerre. Le Roi Hussein n’en a cure et choisit le camp qu’il estime voué à vaincre. Le 7 juin, après de durs combats et démentant les calculs du roi de Jordanie dont le grand-père avait déclaré que l’internationalisation de Jérusalem se ferait sur son cadavre, les forces armées de l’Etat d’Israël pénètrent dans Jérusalem-Est, parviennent jusqu’au Mur occidental du Temple et prennent le contrôle de la Cisjordanie qu’ils ne croient pas devoir annexer purement et simplement comme la Jordanie s’y était autorisée avant eux.

 

A partir de quoi, et sans désemparer, une nouvelle guerre se déclenche au plan international contre l’Etat d’Israël, une guerre à la fois idéologique, sémantique et juridique, visant à délégitimer et à délégaliser sa présence à Jérusalem-Est et en Cisjordanie notamment, avec effet induit sur sa propre création en 1948. Dans cette guerre, la diplomatie française se montrera souvent en première ligne affinant sinon inaugurant la thématique des « territoires occupés », locution déloyale évoquant immédiatement l’occupation hitlérienne, de la Pologne entre autres. Les bas–fonds de cette thématique seront explicités lors de la fameuse conférence de presse du général de Gaulle de décembre 1967. Pour rendre compte de l’après– Guerre des six jours et d’une manière générale de la confrontation israélo-arabe le président de la République française croira devoir avancer une postulation anthropologique et décrire le peuple juif comme « peuple d’élite sûr de lui même et dominateur ». En fait de « domination», la diplomatie française considèrera toujours comme allant de soi sa présence active et « protectrice » dans la région, notamment au Liban et en Syrie, consécutivement au mandat qui lui avait été confié par la SDN, lui même résultant, on l’a dit, des accords Sykes– Picot de 1916, coloniaux s’il en fut. Il est vrai que, suivant en cela les pas de Vincent Auriol, de Gaulle considèrera que l’intérêt supérieur de la France devait conduire à se concilier en priorité le monde arabe. En ce domaine il avait profondément modifié les vues du jeune officier qui écrivait au cours de la première Guerre mondiale qu’il était suicidaire pour l’Occident chrétien de laisser la voie libre à l’hégémonie arabo-musulmane (17)… D’où l’importance des positions opposées d’un Churchill qui ne cèdera jamais à cet opportunisme drapé dans la toge de la « grandeur », et cela au moments les plus durs et les plus éprouvants de l’affrontement entre l’armée britannique et les éléments de l’Irgoun. C’était faire peu de cas également des positions de principe adoptées par le monde arabe, de manière on ne peut plus grégaire, à Khartoum le 29 septembre 1967. Cette réunion s’était conclue à l’encontre des propositions d’Israël par un triple « non » dont il faut peser chacun à son poids spécifique et au regard des obligations inhérentes à la Charte des Nations Unies: « non » à des négociations, « non » à la reconnaissance de l’ Etat d’ Israël, et surtout « non » à la paix..

 

Tant qu’à relever la résolution 242, l’une de celles qui sont le plus souvent invoquées pour tenter de rejeter Israël dans l’illégalité internationale au titre, notamment, du caractère inacceptable de l’acquisition de territoires par la force, il convient d’en souligner d’une part la date d’autre part quelques unes des dispositions explicites. Cette résolution a été adoptée le 22 novembre 1967, prés de deux mois après le triple « non » de Khartoum qu’à sa manière elle déjuge et désapprouve, une désapprobation d’autant plus significative que siègent au Conseil de Sécurité, comme membres permanents, l’URSS, allié indéfectible du monde arabe, et la France dont la neutralité s’avère de plus en plus malveillante vis à vis de l’Etat d’Israël. Dans ces conditions, la dite Résolution commence en effet par rappeler le caractère inadmissible de l’acquisition de territoires par la force – principe que nous aurons à reconsidérer sous l’angle de l’histoire des Relations internationales. Il s’ensuit que les forces armées israéliennes devraient se retirer de territoires (et non pas des territoires) placées sous leur contrôle depuis le plus récent conflit. On a beaucoup discuté cette formulation que les uns interprètent de manière minimaliste et les autres de manière maximaliste. La première interprétation semble la plus plausible non pour des raisons exégétiques mais parce que c’est elle qui permet d’étayer l’autre disposition de la résolution 247 demandant « la fin de l’état de belligérance et le droit pour chaque Etat de vivre en sécurité dans des frontières sûres et reconnues, hors de toute menace et de toute action violente » (18). Cette dernière disposition qui ne prend son sens que d’inciter à des négociations entre les parties concernées et en interdisant les actions terroristes. Suivant cette déclaration et pour en respecter l’économie interne, le principe de la non admissibilité de l’acquisition de territoires par la force qui y est rappelé procède d’un principe encore plus générique auquel chaque partie doit faire droit : celui de remplir les obligations de la Charte pour une paix juste et pérenne entre les Etats du Moyen Orient.

 

Le droit international public et la théologie de la substitution

 Un principe – et plus particulièrement un principe juridique – ne vaut qu’à deux conditions: n’être pas arbitraire, autrement dit pouvoir rendre compte des conditions de son apparition, et d’autre part de s’appliquer à tous. Est-il sûr que le principe de non-acquisition légitime de territoires par la force satisfasse à ces deux conditions lorsqu’il est appliqué à Israël de manière systématique et à sens unique pour délégaliser et délégitimer la prise de contrôle de Jérusalem – Est et de la Cisjordanie par cet Etat ? Dans ce cas, on l’a vu, comment justifier la conquête préalable de ce même territoire par le royaume hachémite en 1948 et sa main-mise sur Jérusalem-Est en violation délibérée et flagrante d’une décision de l’ONU? L’anamnèse ne doit pas rester en si bon chemin même s’il ne faut pas méconnaître l’avertissement de Kant concernant le caractère hasardeux des investigations sur l’origine des êtres et des choses. Le plan de partage rejeté par les Etats arabes faisait suite au mandat confié par la SDN à la Grande Bretagne après la défaite et le démantèlement de l’Empire turc. Or – et l’on a déjà posé la question : comment justifier la présence britannique au Moyen Orient mais aussi en Inde et sur une grande partie de la planète sinon par des faits de conquête militaire et d’occupation coloniale ? – au vrai sens du terme – accomplis à des milliers de kilomètres de ses côtes (19)? Il n’en va pas autrement pour la présence française dans la région conformément aux accords Sykes-Picot. Une fois que l’on a commencé à tirer ce fil, il faut voir où il mène. Que dire de la conquête des deux hémisphères du continent américain par des troupes venues d’Europe pour y propager au nord comme au sud la foi chrétienne en ses multiples obédiences? Comment justifier la présence turque en Arabie et en Palestine de l’époque sinon, là encore, par des faits de conquête militaire et d’occupation par vive force ? Le fil tiré mènerait jusqu’aux Croisades et aux décennies sinon aux siècles de guerre qui ont opposé la chrétienté et l’Islam pour la possession de la Terre Sainte et plus particulièrement de Jérusalem (20). Mais à quel titre le pouvoir de l’ Islam s’est– il exercé en cette région du monde, bien au delà de l’ Arabie, jusqu’à l’Inde et jusqu’à l’Espagne, sinon, une fois de plus, par des faits de conquête militaire, d’occupation par vive force et sous contrainte confessionnelle (21)? Avant d’être conquise par les armées de l’islam, la Palestine – comme le Maghreb – avait été terre chrétienne, et avant d’être chrétienne elle avait été terre juive, nommée selon ces dénominations hébraïques: Judée, Galilée, Samarie. Jérusalem, comme Bethléhem et Hébron sont des noms hébreux. Qu’ils aient été débaptisés et renommés en langue arabe ne suffit pas à les amnésier, d’autant que le peuple qui les a initialement nommés est toujours vivant, contrairement aux allégations décrétant son exclusion de l’Histoire si ce n’est du genre humain. La Judée a été nommée « Palestine » à la suite de la conquête et de l’occupation romaine puis de la destruction du 2eme Temple et de l’abrogation de la souveraineté juive en ces lieux. A aucun moment le peuple juif n’a entériné ces conquêtes et ces actions de force brute. A aucun moment il n’a prononcé l’auto-abrogation de sa souveraineté ni n’a renoncé à ses droits sur ce territoire qu’il a au contraire immédiatement voué à son retour et au rétablissement de sa souveraineté. Toute conquête et occupation ayant pris la succession de l’Empire romain était par là même précaire et assujettie à cette clause de retour. Pour la récuser, il faudrait porter atteinte à un autre principe fondamental : celui pour un peuple opprimé de se libérer et de recouvrer son indépendance. Pourquoi l’application d’un tel principe serait –elle refusée au seul peuple juif, en tant que tel, disposant comme tout peuple du droit à l’auto-détermination et à la préservation de son identité, laquelle implique la préservation de son histoire et du territoire originel où elle s’est constituée et développée ? Si tel ne devait pas être le cas comment justifier, entre autres, la reconquête de l’ Espagne islamisée par les Rois Catholiques au XVe siècle ? Comment justifier ensuite les guerres d’indépendance menées par les peuples arabes contre des nations venues de l’Occident chrétien pour leur imposer leur loi, leur langue, leur culture ? Aucune occupation ne fait loi de soi dans de pareilles conditions. Il n’en va pas autrement pour le peuple juif qui a préservé avec cette terre un rapport constant, direct, immédiat, que l’on ne peut qualifier autrement que d’inhérence. Quant à l’objection selon laquelle l’étendue des territoires que l’Etat d’(Israël contrôle au nom de son Histoire seraient disproportionnés au regard de sa population de confession juive, l’argument strictement «superficialiste » vaudrait s’il valait aussi pour les immensités inhabitées du Canada, de la Russie, de l’ Algérie ou de l’Arabie même, pour nous y limiter.

 

S’il doit être qualifié de « moderne » ou de « contemporain » le droit international public ne saurait sans risquer de perdre sa propre légitimité se forger un acte de naissance qui compterait pour rien ces fidélités immémoriales et l’imprescriptibilité qui leur est attachée. Pour donner corps et force à un droit aussi amnésique, il importe de participer à d’autres entreprises, fort équivoques, menées sous le couvert de l’Histoire et qui tentent d’ôter toute fondement aux revendications du peuple juif sur cette terre non à raison de la péremption de ces revendications mais par un acte confinant à l’ethnocide culturel et intellectuel : en affirmant que le peuple juif est une pure invention, qu’il n’ a jamais existé comme existent les autres peuples, et cela dans le déni de sa langue, de sa culture, de ses rites et de ses liturgies, de ses documents les plus antiques et de ses monuments les mieux préservés (22). A cette fin toute trace découverte ou redécouverte est aussitôt recouverte ou effacée. De ce fait l’archéologie n’ouvre plus seulement des terrains de fouilles: elle même est devenue champ de bataille et lorsque l’effacement physique échoue intervient la tentative de déclassement moral. Le terme de « judaïsation » passera pour insultant, polluant (23). N’est ce pas Kant déjà qui avait prôné en son temps l’euthanasie du peuple Juif ? Comment s’étonner que ce peuple, affronté à ces stratégies de la souillure, ne l’entende pas de cette oreille et vérifie l’exemplarité de ses accusateurs ?

 

Le retour du peuple juif dans l’histoire contemporaine engendre des réactions aussi erratiques non seulement parce qu’il met en cause des occupations indues avec les violences qui les ont engendrées et dont il a été victime mais aussi parce qu’il ébranle la véritable structure à la fois théologique et psychique qui l’a réputé pour mort durant presque deux millénaires. La démonstration en a été faite maintes fois sur le terrain de la théologie comme sur celui de l’histoire des religions et l’on ne peut que se féliciter des avancées notables intervenues en ce domaine entre le peuple juif et l’Eglise catholique. Bien sûr, « l’Accord fondamental » intervenu en 1993 entre le Vatican et l’Etat d’ Israël n’obéit pas qu’à des considérations exclusivement religieuses mais qui doutera qu’il a résulté également de l’intense dialogue inter–confessionnel engagé après la deuxième Guerre mondiale et la révélation des horreurs de la Solution finale ?

 

De manière étonnante c’est sur le terrain du droit, d’une discipline et d’une forme de pensée présumées « laïques » et neutres, que les résistances s’avèrent des plus tenaces. On peut y reconnaître deux causes principales et non exclusives. La première tient à l’usage dirigé contre l’Etat d’Israël du corpus des droits de l’Homme. Cet usage obéit à des objectifs strictement belligènes: dégrader cet Etat en rebut de l’ONU afin de justifier par avance tout « Etacide », si l’on pouvait parler en ces termes, contre lui. Le procédé est strictement homologue à celui qui a conduit précisément à la Solution finale: ôter à la future victime toute caractéristique et toute valeur humaines de sorte à absoudre par avance et à dépénaliser l’assassinat fomenté contre elle. Cela implique, assurément, la distorsion de quelques concepts non secondaires du droit public mais aussi de la science politique, tel celui d’ « apartheid ». Les protestations du réel n’y peuvent rien. Le but de l’exercice n’est pas la qualification juridique exacte – et exacte parce que contradictoire – de la situation en cause mais la disqualification a priori et à des fins de belligérance de l’Etat stigmatisé et coiffé de l’équivalent du « san benito » de l’Inquisition. D’où ces deux conséquences désastreuses: d’une part l’extrême méfiance de l’Etat d’Israël au regard des suppôts de ce droit armé et des institutions où ses promoteurs sont à la manoeuvre contre lui, mais d’autre part ce que l’on pourrait appeler la dé-signification des concepts juridiques ainsi dévoyés. On relèvera d’ailleurs que ce dévoiement juridique est souvent le fait des historiens qui entreprennent d’ôter tout fondement à l’existence du peuple juif et toute base légale à l’existence de l’Etat d’Israël, ou à ceux qui les prennent pour paravents ou qui les utilisent comme alibis. Dés lors la prédation juridique et le déni historique s’appuient l’un sur l’autre comme « le crime s’appuie sur le vice », pour paraphraser Chateaubriand. Les vicissitudes du « rapport Goldstone » en seraient la triste illustration (24) de même que les campagne acharnées de boycott dirigés contre cet Etat, des campagnes illégales dans la plupart des pays d’Etat de droit où elles sont menées mais qui tentent de se justifier par l’invocation d’une moralité supérieure à cette légalité positive. Ainsi désorbité, le droit est déclaré légitime lorsqu’il sert à combattre l’Etat d’Israël mais il ne l’est plus dés qu’il ne le permet pas. A ce compte, il n’est pas sûr que le droit lui même n’en sorte pas amoché au regard de ses finalités : prévenir les passages à l’acte, donner force au principe du contradictoire sous le postulat de l’indépendance et de l’impartialité des juges.

 

Jusqu’à Grotius

 Il faut probablement aller plus loin encore, forer plus profondément. Il y a déjà longtemps que l’on a démontré, à la suite de Léon Brunschvicg, à quel point la philosophie occidentale avait vécu sur les subsides de la théologie chrétienne. Quant à lui, le grand juriste que fut Jacques Ellul a montré que le droit le plus sécularisé ne pouvait se détacher de ses origines théologiques. Le droit international public, serait –il adorné du qualificatif de « moderne » ou de « contemporain », s’expose aux mêmes analyses et c’est la raison pour laquelle Kelsen s’est évertué à construire une théorie du droit émancipée de ces gestalten théologiques inavouées ou devenues inconscientes. S’agissant du peuple juif et de l’Etat d’Israël, il est patent que le droit international soit souvent l’héritier, plus ou moins complaisant et complice, de cette « théologie de la substitution » suivant laquelle le « Nouvel Israël » en tous ses avatars, a pris la place du peuple Juif dans le projet divin et s’est subrogé à son Alliance. Le Traité mémorable de Grotius : Le droit de la guerre et de la paix en donne un exemple qui devrait faire méditer les internationalistes « laïcs » les plus positivistes. Dans la première partie de cet ouvrage considérable, Grotius se livre à l’inventaire des différentes civilisations antiques relativement au droit de la paix et de la guerre pour son époque – la plus contemporaine, et pour cause, à ses yeux. Sitôt arrivé à l’apport du peuple Juif, ses assertions se départissent de toute objectivité et se coulent dans les présupposés de la théologie de la substitution la plus sophistique – et la plus prédatrice. Sans dissimuler son estime pour les penseurs juifs de toutes les époques, à commencer par Isaac Abravanel, ce qui atteste bien de la force des tropismes théologiques à l’oeuvre, il affirme notamment à ce sujet : « Pour nous qui sommes étrangers à la Nation juive, ce que nous avons gagné à la venue du Christ, ce n’est point d’avoir été affranchis de la loi de Moïse mais de pouvoir d’une part nous appuyer sur une Alliance formelle tandis que nous n’avions auparavant qu’une espérance confuse en la bonté de Dieu, et d’autre part de former une même Eglise avec les Hébreux fils des patriarches, depuis que leur loi qui nous séparait d’eux comme par un retranchement a été abolie» (25). La filiation de ces assertions avec la théologie du « Verus Israël » est si flagrante qu’elle doit simplement se constater. Il n’en demeure pas moins qu’elle soulève deux questions plus spécifiquement juridiques. La première concerne la notion d’ « affranchissement » et de libération au regard de la Loi de Moïse. L’on ne sait ce que Grotius entend exactement par cette déclaration. S’agit –il de s’affranchir du … Décalogue ?

 

Si Grotius l’a entendu de cette façon, il se retrouverait en bien triste compagnie. S’il s’agit de s’affranchir du droit positif hébraïque découlant de la Michna et du Talmud, tel qu’il est perçu par les ignares ou les inquisiteurs et tel qu’il est réputé par eux, à savoir d’être littéraliste, desséchant, ethnocentrique, il faut espérer que le droit romain, que le droit grec, que le droit canon ou n’importe quel autre corpus juridique ne subisse pas un traitement identique dans nos facultés. L’autre question concerne la déclaration d’abrogation de cette Loi. De quel droit Grotius prononce t-il cette abrogation ou la reprend–il à son compte? Quelle autorité reconnue a telle compétence à cette fin ? Proclamer que le droit d’un peuple est abrogé par un autre peuple ou par une quelconque entité est une pure voie de fait, à la frontière du délire, en tous cas un abus de situation dominante. Toutes les fois où, d’une manière ou d’une autre,, en terre de domination chrétienne ou de domination islamique, un tel décret a été prononcé, le peuple juif a élaboré et construit en réponse, hormis ses répliques proprement théologiques, un nouveau monument de son propre droit, qu’il s’agisse des deux Talmud, du « Michné Thora » de Maïmonide ou du « Choulh’ane Aroukh » de Joseph Karo. Ces interrogations en entraînent une autre par laquelle on conclura puisqu’elle concerne très directement Jérusalem. Si le grand juriste qu’est Grotius a compris qu’il devait devancer l’objection portant sur l’autorité compétente pour abroger la législation du peuple juif, l’argument qu’il croit devoir avancer à ce propos n’y contribue guère. Il s’en explique ainsi : « Elle fut abrogée après que le peuple juif par la ruine et la destruction complète de sa ville a cessé de former un peuple, sans espérance d’être reconstitué à l’état de nation ». En considération du statut accordé à Grotius dans la généalogie du droit international contemporain, l’on ne peut que relever le manque de jugement dont il fait preuve même si, volontairement ou non, il reconnaît que Jérusalem est bel est bien la Ville du peuple qu’il voue à une existence spectrale Un peuple cesse-t-iil d’exister en raison des épreuves qui l’affligent ? En 1940 la France s’est elle auto– dissoute après que la Wehrmacht avait défilé sur les Champs Elysées et après qu’Hitler en personne se ût fait conduire à l’esplanade du Trocadéro pour y admirer la Tour Eiffel au lever du soleil ? Plus grave: de quel droit, un juriste quelconque peut –il disposer de l’avenir d’un peuple en croyant pouvoir le priver de toute espérance ? On mesure mieux ce que signifie l’intitulé de l’hymne national de l’Etat d’Israël : la « Hatikva », « L’espérance », précisément.

 

L’histoire contemporaine du peuple juif a déjugé Grotius dont l’oeuvre heureusement ne se réduit pas à ces pronostics peu clairvoyants. Le peuple juif ne s’est pas « reconstitué » en Nation depuis le congrès de Bâle de 1897, sous la houlette de Théodore Herzl. A vrai dire, il n’a jamais cessé d’en être une ni d’espérer qu’il se doterait le moment venu d’un Etat tel que celui–ci serait envisageable à l’époque de son rétablissement et selon le droit qui y serait en vigueur. Il est vrai aussi qu’il est plus facile de désespérer que d’espérer. Il ne faut pas désespérer du temps où l’Etat d’Israël, le seul Etat juif de l’humanité, devienne un acteur à part entière dans l’élaboration d’un droit international qui lui ferait honneur d’avoir persisté contre de si sombres prédiction ; ni désespérer qu’arrivera un temps où Jérusalem indivise, telle qu’il l’a nommée pour la première fois et sans cesse appelée de son nom propre dans sa traversée du désert des peuples, sera reconnue pour sa capitale mémorable dont on ne chercherait plus à le décapiter dans le seul but d’imposer la parole d’oracles insanes. Autrement, serré entre la politique des successeurs de Titus et une théologie adverse, de seconde main, pire encore dans l’ordre de l’esprit, comment un droit international digne de ce nom élargirait –il les voies de la paix ?