Suite à une rixe violente qui oppose des manifestants juifs qui défilent de Jaffa à Tel-Aviv pour le parti communiste et ceux qui marchent pour le concurrent socialiste l'Akhdut Haavoda, le bruit court que des habitants arabes ont été attaqués par les Juifs.

«  Dans toute la ville et de toutes parts, on vit des Arabes parcourir les rues en criant à leur coreligionnaires : « Musulmans, défendez-vous, les Juifs tuent vos femmes ! ». Alors dans tous les coins de la ville les Musulmans s'arment de gourdins ou de tiges de fer, s'attaquent aux Juifs qu'ils rencontrent, les blessant, les tuant »1

Le lendemain, les habitants arabes de Jaffa s'arment et s'en prennent au Juifs. Cinq colonies agricoles juives sont assiégées, et défendues par l'armée britannique.

Ces émeutes font 48 morts arabes et 47 juifs. La commission d'enquête nommée pour déterminer les responsabilités en liste les causes :

- La cause fondamentale des émeutes de Jaffa et des actes de violence subséquents a été un sentiment parmi les Arabes d'un mécontentement et d'une hostilité envers les Juifs. Ces causes sont les actions politiques et économiques liées à l'immigration juive ...

- Les conflits raciaux ont été commencés par les Arabes et se sont vite transformés en un conflit de grande violence entre arabes et juifs, dans lequel la majorité arabe, généralement agresseurs, a infligé la plupart des pertes...

- Alors que l'agitation avait déjà commencé, un sentiment anti-juif déjà aigü s'est transformé en une émeute anti-juive. Une grande partie des communautés musulmanes et chrétiennes l'ont tolérée, même si elles n'ont pas encouragé la violence. Alors que certains arabes instruits semblent avoir encouragé la foule, les notables des deux côtés, peu importe leurs sentiments, ont aidé les autorités à apaiser les tensions.

- La police était, à quelques exceptions près, mal formée et inefficace, dans de nombreux cas indifférente et, dans certains cas, a dirigé ou participé à la violence. La conduite de l'armée était admirable partout.

les Juifs fuient Jaffa pour s'installer à Tel-Aviv, ville voisine (créée en 1909) et créent la Haganah, milice d'autodéfense qui deviendra l'armée de défense d'Israël à l'indépendance.

- Sir Herbert Samuel, haut commissaire britannique, nomme Amin Al-Husseini grand mufti de Jérusalem comme signe d'apaisement envers les Arabes.

1 Témoignage du correspondant de l' Alliance israélite universelle, Henry Laurens, cité par Weinstock, Balfour p. 87

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Voir aussi :

- 4 et 7 avril 1920 : les émeutes de Nabi-Moussa

- les conclusions et résumé du rapport Haycraft anglais et traduction français

- le  rapport Haycraft complet (Original en anglais)

- le rapport intérimaire du haut-commissaire britannique Herbert Samuel en 1921

- Discours de Churchill à Jérusalem


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 Lire aussi l'article très complet de Oren Kessler sur le Times of Israël du 28 mai 2021

 

Émeutes de Jaffa en 1921 : la première attaque de masse en Palestine

 

Le mois dernier, Israël a célébré son 73e Yom HaAtsmaout, (jour de l’Indépendance), observé comme toujours juste après le Yom HaZikaron, le jour de commémoration des soldats tombés au combat et des victimes du terrorisme. Ce dernier événement a été marqué par une distinction douce-amère : Pour les Israéliens, l’année précédente a été de loin la moins sanglante de leur histoire – trois personnes sont mortes dans des attaques violentes – et l’année précédente a été la deuxième plus calme – avec 11 victimes.

Le fait que ces chiffres soient une raison de se réjouir illustre la résignation des Israéliens à vivre dans un environnement sans équivalent dans le monde développé – une réalité que l’un de leurs plus éminents romanciers et militants pour la paix appelle, de manière sombre, la mort comme mode de vie.

Car il n’y a pas de meilleure éducation que l’expérience, et au cours de ses presque trois quarts de siècle d’existence, ce pays a connu trois guerres avec de multiples voisins, deux autres au Liban, trois à Gaza, deux Intifadas et d’innombrables actes hostiles individuels. Mais pour donner un sens au conflit d’aujourd’hui, il est instructif de remonter encore plus loin dans le temps, jusqu’aux événements d’il y a exactement un siècle, avant qu’il n’y ait un État juif ou même un mandat de la Palestine.

Le 1er mai 1921, dans l’intervalle entre la conquête du territoire par la Grande-Bretagne et la ratification de son mandat par la Société des Nations, des émeutes secouent la Palestine. C’était la première fois depuis les Croisades que les civils de Terre Sainte faisaient l’expérience de ce qu’on appellera plus tard, de façon sinistre, un incident de mortalité de masse. Et ce fut, pour le mouvement sioniste, un tournant dans sa perception de la « question arabe » et de sa propre relation à la force armée et aux représailles.

La déclaration Balfour, la conquête du pays par les Britanniques et la fin de la Grande Guerre avaient produit une euphorie dans le mouvement du Yishouv – c’est-à-dire les Juifs vivant dans l’Israël d’avant l’État – le convainquant que les rêves de souveraineté en Palestine étaient sur le point de se réaliser. Mais, comme l’écrit l’historien israélien Benny Morris, « la violence massive de 1921 a laissé une impression indélébile sur les sionistes, leur faisant prendre conscience de la précarité de leur entreprise ».

La nécessité d’une défense forte – une conviction jusqu’alors limitée à quelques irréductibles – commence maintenant à se répandre dans la pensée sioniste dominante.

Les attaques arabes du mois de mai ont forcé un certain nombre de dirigeants du Yishouv à se demander – bien que ce ne soit qu’à huis clos – si le moment était venu d’“appeler un chat un chat”, c’est-à-dire de reconnaître qu’il existait bel et bien une hostilité arabe authentique, généralisée ou intense », a ajouté un autre historien, Neil Caplan.

Pour le Yishouv, les émeutes de mai ont marqué la première étape de la confrontation avec ce que l’universitaire israélienne Anita Shapira a nommé « la perspective terrifiante d’une guerre sans fin en vue ».


 

Entrée en scène de Winston Churchill

En février 1921, David Lloyd George – Premier ministre britannique à l’époque de la déclaration Balfour et sioniste convaincu – offre un nouveau poste à Winston Churchill. Membre des cabinets de guerre et d’après-guerre, Churchill était alors surtout connu comme l’homme à l’origine de la désastreuse tentative d’étouffer la capitale ottomane à Gallipoli, la bataille des Dardanelles. Il sera désormais secrétaire d’État aux colonies, le poste le plus responsable, entre autres, de la politique palestinienne de la Grande-Bretagne.

Un mois après sa nomination, Churchill se rend pour la première fois en Palestine. À Tel Aviv, il rencontre le maire Meir Dizengoff à l’Hôtel de Ville, boulevard Rothschild, et à Jérusalem, il assiste à la cérémonie de pose de la première pierre de l’Université hébraïque.

Quelques jours plus tard, il rencontre les dirigeants de la communauté arabe de Palestine au siège britannique, Government House. Conduits par l’ancien maire de Jérusalem, Musa Kazem al-Husseini, ils lui lisent un mémorandum de 39 pages.


 

Comparé aux opérations de relations publiques soignées, bien organisées et comparativement bien financées des sionistes, le mémo était un effort décevant. Les erreurs typographiques abondaient, la page de titre comportant même une faute d’orthographe sur le mot « Palestine ».

Les Juifs, disait-il, sont « claniques et antipathiques », actifs dans le monde entier en tant que « partisans de la destruction » qui amassent des richesses tout en appauvrissant leur pays de résidence. La note lui recommandait de lire « le Péril juif », plus connu sous le nom de « Protocoles des Sages de Sion ». Le ton du mémo était menaçant au point d’aller jusqu’à l’auto-sabotage. Pourtant, avec le recul, il était aussi prophétique.

« L’Arabe est noble et généreux, mais il est aussi vindicatif et n’oublie jamais une mauvaise action. Si l’Angleterre ne prend pas fait et cause pour les Arabes, d’autres puissances le feront ». « Si elle n’écoute pas, alors peut-être que la Russie répondra un jour à leur appel, ou peut-être même l’Allemagne. »

Quant à la déclaration Balfour, elle « est un contrat entre l’Angleterre et un ensemble d’histoire, d’imagination et d’idéaux n’existant que dans le cerveau des sionistes qui sont une entreprise, une commission mais pas une Nation. »


 

Les Juifs sont dispersés sur toute la terre, dit le mémo. « La religion et la langue sont leurs seuls liens. Mais l’hébreu est une langue morte et pourrait être mise au rebut. Comment alors l’Angleterre pourrait-elle conclure un traité avec une religion et l’inscrire à la Société des Nations ? … les Arabes n’ont pas été consultés et n’y consentiront jamais », disait le mémo.

Si le message des Arabes était destiné à galvaniser Churchill, il a mal tourné. Il a repoussé leurs appels, leur disant : « Il est manifestement juste que les Juifs aient un foyer national où certains d’entre eux puissent être réunis. Et où cela pourrait-il être sinon sur cette terre de Palestine, à laquelle ils sont intimement et profondément associés depuis plus de 3 000 ans ? Nous pensons que ce sera bon pour le monde, bon pour les Juifs et bon pour l’Empire britannique. Mais nous pensons aussi que ce sera une bonne chose pour les Arabes qui vivent en Palestine ».

Et pourtant, si Churchill espérait que ses remarques persuaderaient les Arabes que résister au foyer national juif était futile, il avait lui aussi fait un mauvais calcul. Sa défense fulgurante du sionisme semble n’avoir fait que les enflammer davantage.

Le 1er mai

Le 1er mai 1921 est le « May Day », la journée internationale de la solidarité ouvrière. Deux cortèges sont prévus pour l’occasion, tous deux organisés par des Juifs. Le premier est celui d’Ahdut Haavoda (Unité ouvrière), un nouveau parti dirigé par David Ben Gurion et Berl Katzenelson, à Tel Aviv. Leur rassemblement est autorisé.


 

L’autre, à Jaffa, était le fait du Parti socialiste ouvrier, beaucoup plus petit, qui rêvait d’une Union soviétique de Palestine et avait distribué des tracts en yiddish et en arabe à cet effet. Le leur ne l’était pas.

Les deux marches ouvrières s’étaient heurtées à Manshiya, un quartier mixte arabe-juif de Jaffa entourant la mosquée Hassan Bek. Les coups de poing ont volé, et une femme marxiste a été mise à terre et a été grièvement blessée à la tête.

Au même moment, des résidents arabes s’étaient rassemblés à Manshiya. Ils avaient été perturbés par la fréquence croissante de bateaux d’immigrants qui s’amarraient au port de Jaffa depuis l’arrivée des Britanniques et depuis la fin de la Première Guerre mondiale, d’où avaient débarqué environ 20 000 Juifs. Et ils avaient eu l’impression désagréable que la majorité des Juifs étaient des Bolchéviques – ces Bolchéviques qui s’opposaient au droit à la propriété, au mariage et à la religion elle-même.


 

Deux membres de la police naissante de Palestine – les agents Cohen et Tawfiq Bey – avaient bien vaillamment tenté de maintenir leurs communautés respectives à distance. Mais un camarade britannique avait tiré en l’air et, dans la confusion, il avait été impossible de déterminer qui avait ouvert le feu, et dans quelle direction.

Il y avait dorénavant plusieurs milliers de personnes qui s’était retrouvées à Manshiya où, selon une commission d’enquête, « une chasse générale aux Juifs » avait commencé. Ces derniers avaient été attaqués – certains mortellement – dans leurs habitations et dans leurs magasins à l’aide d’instruments tranchants et après cela, s’en étaient suivis des pillages faits par les femmes, les enfants et les personnes âgées. Trois Effendis arabes de haut-rang, notamment le maire, étaient arrivés pour tenter d’apaiser les choses, trouvant la rue principale de Manshiya détruite, mise à sac. Les défunts et les blessés avaient alors alors été emmenés au gymnase de Herzliya à Tel Aviv, le tout premier lycée hébréophone de Palestine.

Par ailleurs, un autre rassemblement avait été organisé dans le quartier Ajami de Jaffa, devant un hôtel qui hébergeait des immigrants juifs, où se trouvaient à ce moment-là une centaine de nouveaux arrivants qui tentaient de trouver du travail. Au grand soulagement des pensionnaires de l’hôtel, deux policiers arabes étaient arrivés. Mais ils avaient commencé à ouvrir le feu en direction de l’hôtel et sur son entrée principale. Un supérieur leur avait donné l’ordre de cesser les tirs, mais il était parti déjeuner. Les agents avaient continué à tirer, la porte avait été ouverte et les voyous avaient pénétré dans l’établissement.

Certains hommes avaient bien tenté de fuir dans les rues, où ils avaient été mortellement frappés à l’aide de bâtons et de planches en bois. D’autres avaient été tués dans la cour de l’hôtel. Un policier arabe avait essayé de violer plusieurs femmes ; d’autres voisins arabes avaient offert un refuge aux Juifs désespérés. Plusieurs heures s’étaient écoulées avant qu’un petit contingent de soldats britanniques n’arrive de Lod et de Jérusalem.

Un récit arabe décrit les événements de manière plutôt différente. Selon le chroniqueur et combattant Subhi Yasin de Shefa-‘Amer (que les Juifs appelaient Shfaram), les Juifs avaient été à l’origine des hostilités. Leur agression n’avait pas été physique, mais démographique et politique, par le biais de leur détermination infaillible à s’approprier la Palestine.


 

« L’anxiété règne sur le triste sort réservé à nos terres et au peuple en raison de la politique britannique qui prévoit de faire de la Palestine le nouveau foyer national juif, et dans la ville arabe courageuse de Jaffa, une nouvelle révolte a éclaté en date du 1er mai 1921. Les combattants arabes de la liberté se sont dirigés vers le centre où résident les immigrants sionistes et ils ont tué plusieurs Juifs… des dizaines de soldats arabes de la liberté sont tombés en martyrs sous les balles de la police britannique… ces balles traîtresses qui ont été tirées pour protéger les agresseurs juifs », avait écrit Yasin.

Une année auparavant, il y avait eu une attaque dans la Vieille Ville de Jérusalem, commise lors de la fête musulmane de Nebi Musa, et une autre qui avait été menée contre le combattant manchot Joseph Trumpeldor et ses camarades à Tel Hail, en haute-Galilée. Ces attaques, choquantes pour le Yishouv, avaient fait un nombre de victimes à un seul chiffre – cinq et huit respectivement.

De plus, ces deux incidents avaient eu lieu sous l’autorité temporaire d’une administration militaire qui avait subsisté après la guerre, et qui était considérée à la fois comme hostile au sionisme et comme étant trop mal équipée pour assurer le maintien de l’ordre et le respect de la loi. Les attaques de 1921 s’étaient produites, pour leur part, sous une nouvelle administration civile dirigée par Herbert Samuel qui, en tant que premier Juif au sein du cabinet Britannique, avait tenu un rôle crucial dans l’élaboration, quatre ans auparavant, de la déclaration Balfour.

Et l’ampleur des attaques avait été bien pire. A la fin de la journée, 27 Juifs avaient été tués et plus de cent autres avaient été blessés. Moshe Shertok (qui, plus tard, devait adopter le nom de Sharett), un activiste sioniste de Palestine qui faisait alors ses études à Londres, avait écrit à ses frères : « La catastrophe » – la Shoah en hébreu – « est arrivée de manière abrupte. »

 

Le second jour

 

Dans le village d’Abu Kabir, aux abords de Jaffa, les Arabes s’étaient rassemblés près d’une grande demeure défraîchie qui avait été construite au 19e siècle et que les locaux appelaient la Maison rouge. Une famille de récents immigrants en provenance de Russie l’avaient louée à un Effendi appelé Mantoura. Ils y avaient installé une laiterie et ils sous-louaient des chambres à l’étage supérieur. Quatre des pensionnaires, à l’époque, étaient des écrivains et l’un d’eux était Yosef Haim Brenner.

Brenner, lui-même né en Russie, se trouvait en Palestine depuis plus d’une décennie et il devait figurer parmi les pionniers de la littérature hébraïque moderne. L’ensemble de son œuvre devait refléter les mêmes interrogations qui occupaient les esprits d’un grand nombre de Juifs à l’époque : Foi ou doute ? Séparatisme ou universalisme ? Sensualité ou ascétisme ? Hébreu ou yiddish ? Nouveau monde ou nouvel ancien
monde ?…

Il portait un manteau miteux en laine noire et se laissait pousser les cheveux et la barbe. Il était un mélange, physiquement, d’un personnage de légende hassidique et de ce que les Russes appelaient un yurodivi – un fou saint.


 

Brenner avait de l’admiration pour l’enracinement des Arabes dans cette terre – mais il les avait comparés, dans le passé, à un volcan en sommeil. Sioniste ardent, il craignait toutefois que la Palestine ne puisse jamais être le foyer sûr que les fondateurs du mouvement avaient imaginé : « Vous voulez offrir un asile à un moineau blessé dans le poulailler d’un coq ? », avait-il écrit.

« Demain, peut-être, la main juive qui écrit ces mots sera poignardée, un ‘sheikh’ ou un ‘hajj’ y enfoncera toute la lame de son couteau sous les yeux du gouverneur britannique », avait-il écrit peu avant les événements, « et cette main juive sera dans l’incapacité de faire quoi que ce soit… car elle ne sait pas se saisir de l’épée ».

Le jour qui avait suivi les émeutes à Jaffa, Brenner et les autres pensionnaires avaient estimé que la Maison rouge n’était plus un lieu sûr et ils étaient partis, à pied, pour Tel Aviv. A l’époque, des rumeurs avaient circulé, laissant entendre que les Juifs avaient tué des enfants arabes. Des rumeurs qui avaient été exacerbées, mais qui n’étaient pas sorties de nulle part : A Manshiya, des Juifs s’en étaient pris à un certain nombre d’Arabes, notamment à une femme et à un petit garçon.

Le groupe de Brenner n’avait pu aller plus loin que le cimetière voisin, le cimetière Sheikh Murad, où un groupe de personnes en deuil étaient en train de prendre part aux funérailles du fils du policier Mahmoud Zeit, mort la veille dans des circonstances peu claires. Cela avait été un lynchage. Quatre des Juifs avaient été tués à coups de barre et de
hachette ; deux autres, notamment Brenner, avaient été abattus à l’aide d’une arme à feu. Son corps sans vie avait été retrouvé le lendemain, le visage tourné vers la terre et nu en dessous de la poitrine.

« Un meurtre horrible », avaient plus tard écrit les enquêteurs, évoquant la victime comme étant « un auteur juif d’une certaine réputation ». Le groupe de Brenner et les dizaines de victimes de Jaffa avaient été enterrées dans une fosse commune dans le seul cimetière de Tel Aviv.

La Haganah – le groupe Juif d’auto-défense qui avait été fondé un an auparavant – avait interdit les actes de représailles, mais tous ses membres n’avaient pas souhaité se soumettre à cet ordre. L’Histoire devait se souvenir des émeutes de 1921 non seulement parce qu’elles avaient été le pire coup porté à l’entreprise d’implantation sioniste jusque-là, mais également parce qu’elles avaient entraîné, et pour la toute première fois, des actes de vengeance de la part de Juifs du Yishouv.


 

Un individu qui n’est identifié dans les archives de la Haganah que par les initiales « A.S. » s’était souvenu qu’au second jour des émeutes, il avait rassemblé huit volontaires, tous équipés d’armes automatiques. Il leur avait dit d’entrer par la force dans les habitations arabes et de tout détruire, en n’épargnant que les petits enfants. L’opération avait mené à « de bons résultats », avait-il estimé.

L’Histoire devait se souvenir des émeutes de 1921 comme ayant déclenché, pour la toute première fois, des actes de vengeance de la part de Juifs du Yishouv

Ibrahim Khalil al-Asmar, un boulanger, avait raconté que des Juifs étaient entrés chez lui avant de l’attaquer à l’aide de bâtons et de pointer un revolver dans sa direction. Il avait alors supplié ses agresseurs en yiddish : « Je ne suis pas sorti, je n’ai rien fait ». Eliyahu Golomb, père de la Haganah, avait confirmé que des membres du groupe étaient devenus incontrôlables et qu’ils avaient tué un Arabe, un bossu, avec ses enfants, dans une orangeraie. « Les Juifs font des choses terribles », avait écrit un élève du lycée du gymnase de Herzliya à Tel Aviv.

Le livre officiel de la Haganah reconnaît qu’il y avait eu « un fond de vérité » à des récits de meurtres ayant pris pour cible des civils arabes, qui avaient été exécutés par arme à feu par des Juifs – et notamment par un policier Juif. Traduits en justice pour répondre de leurs actes, les attaquants avaient été finalement acquittés par manque de preuve, note l’ouvrage, mais « les faits eux-mêmes sont survenus ».

Les émeutes s’étaient propagées à d’autres villages juifs – Kfar Saba, Rehovot, Hadera – entraînant des dégâts considérables, mais aucune victime. Le 5 mai, un important contingent bédouin, qui aurait compté plusieurs milliers de personnes, avait attaqué Petah Tikvah, tuant quatre Juifs, faisant plusieurs dizaines de blessés et obligeant l’armée de l’air britannique à intervenir. Un architecte juif qui travaillait pour les Britanniques avait alors utilisé ses liens pour « faire venir » les armes de la Haganah qui se trouvaient dans l’arsenal de Jaffa (une ruse dont l’existence n’a été révélée que l’année dernière).

Il avait fallu presque une semaine avant que l’ordre ne soit rétabli. Les émeutes avaient fait au moins cent morts – un bilan qui avait touché Juifs et Arabes presque à égalité – ainsi que 150 blessés du côté des Juifs et 75 blessés du côté arabe. Les Juifs, pour autant qu’on puisse en juger, avaient tous été tués par des Arabes. Concernant les victimes arabes, la majorité était tombée sous les balles ou sous les bombes des soldats et de la police britannique. Le nombre exact d’Arabes – innocents ou complices des émeutes – tués par des Juifs ne sera probablement jamais connu.


 

Mesures palliatives

Le jour même où l’ordre avait été rétabli, le haut-commissaire Samuel avait nommé une commission d’enquête, dirigée par Thomas Haycraft, juriste tout juste arrivé de l’île de Grenade pour prendre la tête de la toute première Cour suprême palestinienne.


 

Dès le lendemain, Samuel avait désigné Hajj Amin al-Husseini, un parent de l’ancien maire, au poste de mufti de Jérusalem. Le jeune Husseini avait fui le pays une année auparavant, accusé d’incitations à la violence qui avaient entraîné les émeutes de Nebi Musa mais Samuel, désireux de montrer sa bonne volonté, lui avait accordé sa grâce. Il allait alors devenir l’homme le plus puissant de la Palestine arabe (dans les mois qui allaient suivre, Samuel allait créer un Conseil suprême musulman dont Amin allait également prendre la tête) avec des conséquences bien plus profondes que qui que ce soit, à l’époque, n’avait pu imaginer.

D’autres mesures palliatives avaient suivi. Pour apaiser les Juifs, un petit nombre d’armes avaient été distribuées à chaque communiqué – un clin d’œil de la part des Britanniques à la Haganah, théoriquement illégale. Pour calmer les Arabes, Samuel avait temporairement suspendu l’immigration, et quelques navires avaient été dans l’obligation de retourner en Europe avec leurs passagers immigrants. Ben-Gurion, qui se trouvait à Londres pour collecter des fonds quand les émeutes s’étaient déclenchées, devait attendre trois mois pour revenir.

Dans un discours prononcé à Jérusalem, un mois après les émeutes, Samuel avait peiné à calmer la nervosité ambiante. Les Juifs, toutefois, avaient réalisé que ses paroles ne visaient pas à apaiser leur anxiété mais celle des Arabes. Le haut-commissaire avait affirmé qu’il « n’imposerait jamais de politique qui donnerait des raisons à la population de penser qu’elle est contraire à ses intérêts religieux, politiques et économiques » et que, quoi qu’il en soit, « la situation en Palestine, telle qu’elle est, ne permet nullement la mise en œuvre d’initiatives qui se rapprocheraient, dans leur nature, à une immigration de masse ».

Mais ces assurances n’étaient pas parvenus à rassurer les Arabes.


 

« Les effusions de sang survenues à Jaffa et les principes bolchéviques que les immigrants juifs propagent en Palestine ne sont nulle autre chose que le résultat naturel de la déclaration Balfour », avait mis en garde le journal de Jérusalem Bayt al-Maqdis. « En cette heure critique, nous en appelons une nouvelle fois au gouvernement pour qu’il retire cette déclaration et cette politique avant que la situation n’empire et que le gouvernement se trouve dans l’incapacité d’éteindre les feux du chaos ».

Nous ne pouvons pas nous contenter de regarder patiemment nos terres passer entre les mains d’autres. C’est nous ou les Sionistes !

« Nous ne pouvons pas nous contenter de regarder patiemment nos terres passer entre les mains d’autres. C’est nous ou les Sionistes ! », avaient affirmé des membres du secrétariat arabe de la Palestine. « Deux éléments se combattant réciproquement dans le même secteur n’ont pas leur place ici. Les lois de la nature exigent que l’une des parties soit vaincue… Il est impossible d’échapper à la réalité qui est que l’un d’entre nous devra l’emporter ».

« Beaucoup de choses à venger »

La commission présidée par Haycraft avait travaillé pendant dix semaines et recueilli presque 300 témoignages. Elle avait émis son rapport au cours de l’automne suivant, et attribué entièrement l’origine des massacres aux Arabes, fustigeant leur « sauvagerie » et leur « brutalité ». Les Juifs avaient montré la même férocité, avait-elle reconnu – « mais ils avaient eu « beaucoup de choses à venger [sic]. »

Après avoir déploré les violences, la commission en était venue à leur cause. La fureur des Arabes, avait-elle conclu, était née de la crainte de la domination démographique, économique et politique des Juifs. La commission avait en outre estimé que les dirigeants du mouvement sioniste avaient échoué à apaiser les craintes des Arabes – qu’ils avaient conforté ces craintes, en réalité – et ils avaient recommandé à la Grande-Bretagne de faire part clairement et publiquement de ses plans pour la Palestine.

Cette annonce avait été faite sous la forme du Livre Blanc de 1922 – ou Livre Blanc de Churchill, tel qu’il est passé à la postérité – qui, par ailleurs, avait été largement écrit par Samuel lui-même. Il réaffirmait la vision d’un foyer national juif en Palestine, conformément à la déclaration Balfour, mais rejetait toute création d’une Palestine qui serait totalement juive – une Palestine qui serait « aussi juive que l’Angleterre est anglaise ». Un tel projet, affirmait le livre, serait irréalisable et il ne correspondait nullement à l’objectif poursuivi par les Britanniques. Il déterminait de manière cruciale que l’immigration continuerait, mais seulement en fonction de la « capacité économique » de la région « à intégrer les nouvelles arrivées ».


 

Si les sionistes avaient été très irrités, Churchill, pour sa part, avait défendu son programme avec ferveur. Au Parlement, un mois plus tard, il avait réprimandé les opposants qui désiraient le retrait de la déclaration Balfour.

Oui, avait-il reconnu, il y avait bien des violences sporadiques – mais même un million de livres par an ne serait pas un prix trop élevé pour la « tutelle » confiée à la Grande-Bretagne « de cette formidable terre historique », rappelant également l’importance de « tenir la promesse qui a été faite devant toutes les nations du monde. »

Le développement de la Palestine avait été une aubaine pour l’empire Britannique comme pour les Arabes, avait-il martelé.


 

« On me dit que les Arabes auraient développé eux-mêmes la Palestine. Mais qui peut donc le croire ? Livrés à eux-mêmes, les Arabes de Palestine ne parviendraient pas en mille ans à prendre des initiatives efficaces concernant l’irrigation et l’installation de l’électricité en Palestine. Ils se satisferaient de demeurer – une poignée de philosophes – dans les plaines perdues et brûlées par le soleil, en laissant les eaux du Jourdain continuer à affluer, sauvages, inexploitées, dans la mer Morte », avait dit Churchill.

Peu après, Churchill avait, une fois encore, accueilli les dirigeants arabes palestiniens à Londres. Et une fois encore, il avait rejeté leur demande d’autonomie et l’abrogation de la déclaration Balfour.

« Le gouvernement britannique veut mener à bien le projet de la déclaration Balfour. Je vous l’ai dit, encore et encore. Je vous l’ai dit à Jérusalem. Je vous l’ai dit, l’autre jour, à la Chambre des communes. Et je vous le dis encore aujourd’hui. Nous avons l’intention de faire venir un plus grand nombre de Juifs en Palestine. Nous avons l’intention de ne pas vous permettre d’empêcher ces arrivées », avait continué Churchill.

« Calamités »

Les leaders sionistes avaient ouvertement continué à insister sur le fait que les émeutes avaient été fomentées par quelques criminels, par quelques Effendis anxieux de mettre en danger leurs capacités à exploiter les paysans arabes. Très certainement, avaient-il assuré aux Britanniques, il n’existait pas de mouvement national arabe palestinien solide à proprement parler.

Ben-Gurion avait incarné ce déni qui avait dominé à l’époque. Dans les années 1920, il avait continué à répéter que l’opposition arabe était un obstacle de moindre ampleur qui serait franchi en enseignant aux masses arabes la fraternité nécessaire entre les classes ouvrières et en les persuadant des bénéfices matériels que pourrait apporter le sionisme.


 

Un responsable du mouvement sioniste en Palestine, Jacob Thon, avait exprimé son désaccord. Attribuer les violences aux Effendis avait été une bonne tactique, avait-il estimé, mais « entre nous, nous devons réaliser que nous sommes aux prises avec un mouvement national arabe. Et nous-mêmes – et nos actions – aidons au développement de ce mouvement arabe national ».

Une autre voix dissidente avait été celle d’un nouvel immigrant venu d’Allemagne, Haim Arlozoroff, qui avait rapidement grimpé les échelons du mouvement sioniste. Le sous-développement en termes d’éducation, au sein de la population arabe, était trop fort ; le commerce arabe était trop limité et l’industrie était inexistante. Il y avait trop de querelles parmi les Arabes : Effendis contre paysans, musulmans contre chrétiens, familles contre familles. La religion mobilisait les masses davantage que toute idée de nation. Dans ces circonstances, avait-il reconnu, aucun mouvement nationaliste reconnaissable ne pouvait exister – et n’existerait à court-terme.

Entre nous, nous devons réaliser que nous sommes aux prises avec un mouvement nationaliste arabe

Mais nier que quelque chose se préparait parmi les Arabes de Palestine était une grave erreur, « comme un médecin assis au chevet d’un malade, atteint de paludisme, nie l’existence de la maladie parce que le sang de son patient ne ressemble pas à celui qu’il est habitué à voir au microscope », avait déclaré Arlozoroff.

Y avait-il un mouvement arabe naissant en Palestine ? « Oui », avait conclu Arlozoroff, citant son exemple pour appuyer ses dires et ajoutant que nier cet état de fait apporterait des « calamités ».

La suite

Le calme relatif qui avait suivi les émeutes de 1921 avait permis au foyer nationaliste de progresser. Pendant l’été 1922, le conseil de la Société des Nations avait confirmé l’ébauche du mandat de Palestine, qui avait été mis en vigueur un an plus tard. Répondant aux espoirs des sionistes, le texte du mandat ancrait l’appel lancé par la déclaration Balfour à faciliter la mise en place d’un foyer national juif tout en sauvegardant les droits civils et religieux – les droits politiques ne sont pas mentionnés explicitement – des Arabes. Lord Balfour lui-même s’était rendu dans la région en 1925 pour inaugurer l’université Hébraïque et les Juifs avaient célébré cette occasion par un pique-nique gastronomique qui avait été organisé à Petah Tikvah – au même endroit où le sang avait coulé, quatre années auparavant.


 

A la fin de la décennie, cette placidité devait s’avérer être une illusion. 1929 avait été une année marquée par des massacres commis à Hébron et à Safed, qui devaient surpasser dans l’horreur tout ce qui avait été vu lors des émeutes de 1921. Et l’éruption, au printemps 1936 – une fois encore à Jaffa – de la Grande révolte arabe, la première « intifada » de Palestine, qui n’avait pas duré quelques jours seulement mais trois ans, avait fait plus de 500 morts chez les Juifs, ainsi que quelques centaines de morts du côté britannique et plusieurs milliers de morts du côté arabe.

Une guerre qui allait durer

Déterminer quelles auraient été les réactions des leaders sionistes s’ils avaient su qu’en 2021, malgré la signature de quelques accords de paix, la guerre entre Juifs et arabes continuerait, est un exercice hypothétique intrigant. Pour certains – comme Herbert Samuel ou pour l’Américain Judah Magnes, qui était à la tête de l’université Hébraïque – la pensée d’un conflit potentiellement interminable aurait été trop difficile à envisager et aurait justifié la révision à la baisse des ambitions sionistes – avant tout, sur le rythme de l’immigration – au nom de la paix. Pour d’autres, cela aurait été une réalité perturbante mais inévitable à affronter sans se nourrir d’illusions.

Ben-Gurion lui-même avait évolué sur la question à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Au milieu des années 1930, il avait semblé avoir conclu que les aspirations juives et arabes pour la Palestine s’excluaient mutuellement, condamnant une « guerre de vie et de mort » qui n’était pas appelée à disparaître avant longtemps.

 

Peu avant la Grande révolte arabe, en 1936, Ben-Gurion avait confié à Magnes que la différence entre les deux hommes était que ce dernier était prêt à sacrifier une immigration à grande échelle au nom de la paix tandis que pour lui, à qui la paix était également précieuse, l’impératif du sionisme dominait tout le reste. Il avait déclaré à l’intellectuel arabe George Antonius que « si nous devons choisir entre les pogroms en Allemagne et en Pologne et les pogroms en Palestine, nous préférons les pogroms ici ».

Au paroxysme de la Révolte arabe, dix ans avant la naissance d’Israël, Ben-Gurion avait prononcé un discours d’une franchise remarquable à ses collègues – une allocution qui envisageait l’avenir avec un mélange d’acceptation confinant au fatalisme et à la détermination.

Les Arabes ne sont pas à blâmer pour leur refus de voir cette terre cesser d’être arabe… notre entreprise vise à transformer cette terre en terre juive

« Ne nous y trompons pas : Nous affrontons non pas un terrorisme, mais une guerre. C’est une guerre nationale qui nous a été déclarée par les Arabes. Le terrorisme n’est qu’un moyen dans ce conflit », avait affirmé Ben-Gurion.

« Il y a deux peuples » en Palestine, avait ajouté Ben-Gurion. « Les Arabes ne sont pas à blâmer pour leur refus de voir cette terre cesser d’être arabe… notre entreprise vise à transformer cette terre en terre juive ».

Les Juifs affrontaient non pas un soulèvement de centaines d’hommes armés, voire de milliers d’hommes, mais ils faisaient face au soulèvement du peuple arabe tout entier, avait-il averti. Il fallait s’attendre à de longues années de conflit armé et il fallait comprendre que le combat gagnerait probablement encore en férocité.

« Nous avons des pertes, des pertes qui nous laissent un goût amer », avait continué Ben-Gurion, « mais ce conflit va continuer peut-être encore des centaines d’années ».


 

Oren Kessler est un auteur et un analyste de Tel Aviv, ancien directeur-adjoint de la recherche à la Fondation pour la défense des démocraties à Washington. Son premier livre, Fire Before Dawn: The First Palestinian Revolt and the Struggle for the Holy Land, va être publié chez Rowman & Littlefield.