Pourquoi les Palestiniens sont-ils partis ?

“Why Did the Palestinians Leave ? An examination of the zionist version of the Exodus of ’48”, Middle East Forum, juillet 1959 ;
réédité, avec une introduction de la rédaction, dans le Journal of Palestine Studies, vol. 34, no 2, hiver 2005, p. 42-54. Traduit en français par Marguerite Duval.

Selon Benny Morris, ... même si le Haut Comité arabe (hca) et les Comités nationaux locaux ont essayé d’arrêter l’exode des hommes en âge de combattre, “ils ont aussi énormément favorisé le dépeuplement des villes et  villages. Plusieurs milliers d’Arabes – femmes, enfants et vieillards […] partirent bien avant que les combats soient engagés, sur les conseils et les ordres des dirigeants et officiels arabes locaux […]
En effet, des mois avant le début de la guerre, les États arabes et le hca avaient approuvé l’évacuation des chefs de famille des zones de combat, effectives ou possibles […] On ne peut sous-estimer l’importance de ces premières évacuations, à l’initiative des Arabes,
dans la démoralisation et dans l’exode qui s’ensuivit des populations rurales et urbaines restantes” (p. 589-590).

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Un des thèmes centraux de la version sioniste des événements entre novembre 1947 et mai 1948 est que des ordres furent radiodiffusés aux Arabes, les sommant de quitter le pays, afin d’ouvrir la voie aux armées régulières arabes.


Je n’ai trouvé aucune preuve de cette allégation dans les sources sionistes de 1948, alors qu’il eût été évident de l’y trouver à ce moment-là. Le 23 avril 1948, par exemple, la radio de la Haganah (radio de l’armée clandestine sioniste) fit un récit détaillé de la fuite des Arabes de Haïfa, en réponse au délégué syrien auprès des Nations unies qui les accusait d’avoir commis des atrocités contre les Arabes. Radio Haganah ne parlait d’aucun ordre dans son récit de la fuite des Arabes. Début mai 1948, le roi Abdallah de Jordanie accusa les sionistes d’expulser les Arabes de leurs maisons. Le 4 mai, Radio Haganah le démentit, mais sans évoquer un quelconque ordre arabe demandant aux Arabes de partir. En août et septembre 1948, M. Shertok (le ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire d’Israël) échangea une correspondance avec le comte Bernadotte à propos des réfugiés arabes. Il y niait toute responsabilité israélienne, mais n’évoquait aucun ordre arabe. En août 1948, C. Weizmann acheva son autobiographie en y incluant la création d’Israël. En parlant de l’exode arabe, il ne fit état d’aucun ordre de partir.


Ce n’est qu’en 1949, lorsqu’ils réalisèrent que le problème des réfugiés arabes troublait les consciences occidentales, que les sionistes décidèrent de contrer la mauvaise image que ce problème donnait de leur cause. L’histoire de l’ordre d’évacuation arabe ferait d’une pierre deux coups : elle absoudrait les sionistes de toute responsabilité concernant les réfugiés, et rejetterait cette responsabilité sur les Arabes eux-mêmes.


Si je devais désigner un seul responsable de la systématisation de cette histoire (si tant est qu’il n’y ait eu qu’un responsable), ce serait probablement un sioniste américain, un certain Dr Joseph Schechtman, membre influent du courant sioniste révisionniste.


Il est très certainement l’auteur des deux opuscules ronéotypés qui furent publiés en 1949 par le Israel Information Center, à New York, et dans lesquels l’allégation de l’ordre d’évacuer apparaît pour la première fois concrètement.
La version de Schechtman fut ensuite intégrée à un mémorandum soumis par les dix-neuf personnalités américaines – dont le poète Macleish et le théologien Niebuhr – aux Nations unies. Détail intéressant, ce mémorandum cite un quotidien libanais, le Sadâ al-Janûb. Je n’ai rien contre le Sadâ al-Janûb. C’est un charmant petit journal local assez confidentiel qui circule dans la petite ville de Marjeyoun au Sud-Liban. Mais je cherche toujours à comprendre comment ces dix-neuf Américains de renom, dont Macleish et Niebuhr, ont été des lecteurs aussi assidus du Sadâ al-Janûb. Pour en revenir à ce fameux ordre : de toute évidence, un ordre de cette importance devrait avoir laissé des traces. Vous ne demandez pas à la totalité de la population d’un pays de partir sans qu’il se trouve une seule personne pour en discuter, sans qu’une décision soit prise quelque part, sans qu’il y ait une trace écrite.


J’ai consulté les archives de la presse de la Ligue arabe. On y trouve chacune des déclarations importantes de la Ligue à cette époque, mais aucune trace d’un tel ordre. Les minutes des réunions de l’assemblée de la Ligue arabe – accessibles uniquement aux officiels – ont été analysées officieusement par mes soins. Rien non plus. Tout de suite après la fin de la guerre en Palestine, une commission parlementaire irakienne a été créée pour rendre directement compte au roi Fayçal des causes de la défaite arabe. Les archives du ministère de la Défense et de celui des Affaires étrangères ont été grandes ouvertes à cette commission. Le rapport, que j’ai eu personnellement à ma disposition, est truffé de scandales alléchants [sur les manquements arabes, N.d.R.], mais il ne recèle aucune trace d’ordre. Le secrétariat de la Ligue arabe a déjà publié un premier volume de l’intégralité des textes de toutes les résolutions prises par l’Assemblée générale et diverses commissions de la Ligue. Le premier volume rassemble les résolutions prises entre le 4 juin 1945 et le 27 mars 1955. Il n’y a aucune trace d’ordre non plus. Les communiqués émis par les armées arabes régulières, et par les groupes armés comme l’Armée de libération arabe (ala), tout comme les communiqués émanant du Haut Comité arabe pour la Palestine, ne sont pas confidentiels. Ils ont tous été publiés et il n’y est fait mention d’aucun ordre de quitter le pays.

Les déclarations de la presse

J’ai également étudié la presse. Il m’était bien entendu impossible de lire tous les journaux publiés dans le monde arabe. J’en ai donc choisi trois : l’égyptien Al-Ahrâm, le journal le plus cité du monde arabe, le libanais Al-Hayât, quotidien qui s’est impliqué dans la cause palestinienne plus que tout autre journal arabe en dehors de la Palestine, et Al-Difâ‘, le principal journal palestinien. Je pensais qu’un sujet aussi grave était censé susciter quelques commentaires, avoir quelque écho éditorial, même léger, favorable ou critique. Mais je n’ai rien trouvé de ce genre dans aucun de ces journaux.

Ce que j’ai trouvé, en revanche, c’était une quantité d’informations très intéressantes sur le sujet. Je n’en citerai que quelques-unes ici. Le 30 avril 1948, Al-Hayât rapporte que le Comité central pour les réfugiés palestiniens à Beyrouth avait décidé de ne pas délivrer de permis de séjour aux Palestiniens en âge de porter une arme, pour pouvoir les renvoyer en Palestine. Le 5 mai, Al-Hayât publie un communiqué officiel libanais ordonnant à tous les Palestiniens
de sexe masculin entre dix-huit et cinquante ans de se faire connaître à la police sous quarante-huit heures, et menaçant de poursuites tous ceux qui pénétreraient sur le territoire sans autorisation. Le même document révèle que le Comité central pour les réfugiés avait décidé de renvoyer les réfugiés de sexe masculin en Palestine et que le gouvernement libanais a approuvé cette décision. Le 6 mai, Al-Hayât rapporte que le Comité syrien pour la libération de la Palestine a décidé d’interdire l’entrée de la Syrie à tous les Palestiniens en âge de combattre. Le 7 mai, Al-Hayât reproduit le commentaire d’un membre du Haut Comité arabe en Égypte, qui qualifiait les réfugiés arrivant à Port-Saïd “d’espions et de pro-sionistes”. Le 15 mai, Al-Hayât titre en une : “Le flot des réfugiés se tarit”, suivi de la phrase : “L’afflux de réfugiés entrant au Liban a entièrement cessé suite aux derniers événements (l’entrée des armées arabes), qui ont redonné le moral aux gens.” Par ailleurs, dans sa parution du 16 mai, Al-Hayât reproduit le texte d’un tract distribué par avion dans le nord de la Galilée et signé “commandant de la Haganah en Galilée”. Ce tract dit, entre autres : “Je n’ai nullement l’intention de combattre les populations qui veulent vivre en paix, mais seulement les armées et forces militaires qui s’apprêtent à envahir la Palestine. C’est pourquoi je déclare dans ce communiqué que tous ceux qui ne veulent pas de cette guerre doivent partir, avec femmes et enfants, pour se mettre en sécurité. Il va y avoir une guerre féroce, sans pitié ni compassion. Vous n’avez aucune raison de vous mettre en danger.”


On retrouve le même genre d’informations dans les deux autres journaux. Le journal palestinien Al-Difâ‘ du 22 avril 1948, sans doute le jour le plus noir dans l’histoire de la Palestine*, reproduit une déclaration du Haut Comité arabe qui, loin d’ordonner aux Arabes de partir, leur demande instamment d’être patients, de ne pas se décourager et de s’accrocher à leur terre. “C’est à nous, peuple de Palestine, qu’incombe le devoir de défendre la Terre sainte, d’abord et avant tout” sont les termes de cette déclaration.