retracer le passé dans le présent

(article parus dans K-la revue le 28 juin 2023)

La communauté juive de Rhodes n’a pas survécu à la Shoah. La plupart des Rhodeslis, regroupés par les nazis le 23 juillet 1944 en vue de leur déportation, sont morts durant le trajet ou ont été assassinés à leur arrivée à Auschwitz-Birkenau. Il ne reste que peu de traces, dans la Rhodes d’aujourd’hui, de l’ancienne présence juive. Mais ce sont ces traces qui intéressent l’historien Dario Miccoli. Il partage ici ses impressions lors de son récent séjour sur l’île et son désir d’un réinvestissement de l’histoire juive locale pour penser ses défis contemporains[1].

 

C’était comme si une très grave épidémie

avait dépeuplé tout d’un coup l’entière juderìa.

Les maisons abandonnées se demandaient ahuries

de quel genre pouvait être cette étrange

maladie qui avait tué des vieillards, des jeunes gens, des enfants,

causant des funérailles tragiques et collectives.

Pour les maisons, les fenêtres fermées étaient comme des blessures,

et elles pensaient déjà avec tristesse aux nouveaux propriétaires,

car souvent les choses souffrent plus que les personnes.[2]

 

Pour la plupart des touristes qui se promènent dans la vieille ville de Rhodes, le quartier juif – la juderìa, comme on l’appelait autrefois en judéo-espagnol – a assurément l’apparence d’un quartier calme, formé de petites ruelles et de cours demandant souvent à être restaurées. D’un côté, il s’étend des remparts de la ville à la Porte de la Vierge Marie.

De l’autre, il atteint la Place des Martyrs Juifs. À l’une de ses extrémités, on trouve ce que l’on appelait autrefois la cay ancha (« la grande rue »), aujourd’hui bordée de cafés et de boutiques vendant des cartes postales, des sandales en cuir et autres souvenirs typiques des îles grecques.

Sur la Place des Martyrs Juifs, au bout de la cay ancha, se trouve un petit monument hexagonal érigé en 2002 « à la mémoire éternelle des 1604 martyrs juifs de Rhodes et de Kos exterminés dans les camps nazis ».

Quelques pas plus loin, se trouvent la synagogue Qal Shalom et le Musée Juif. La synagogue – la seule que l’on puisse encore visiter à Rhodes et qui demeure en usage, de temps à autre, pour des services religieux – a été restaurée en 2004 à la demande de protecteurs du patrimoine juif et de donateurs venant d’Athènes ou de l’étranger.

Le musée attenant, inauguré en 1997, abrite une petite collection d’objets, de photographies, qui retrace pour les visiteurs les grandes étapes de l’histoire des Juifs de l’île.

Un bref aperçu historique des Juifs de Rhodes

Le monument mémoriel, la synagogue et le musée – avec quelques inscriptions que l’on peut encore lire sur des bâtiments de la vieille ville – sont les seuls vestiges de la présence pluriséculaire des Juifs à Rhodes. Une présence anéantie en juillet 1944 par la déportation de la quasi-totalité des Juifs vivant dans ce coin de la mer Égée.

 Les Juifs, formant une communauté de quelque 4 000 personnes au début du XXe siècle, furent une composante à part entière de l’histoire complexe et souvent mouvementée du lieu.

 Les premiers sépharades sont arrivés à Rhodes au début du XVIe siècle et ont rapidement détrôné les quelques Juifs romaniotes établis sur l’île depuis des siècles. Quoique certains, en particulier la famille Alhadeff, aient joué un rôle important dans le commerce local, voire international, au cours de la période ottomane, la majorité des Rhodeslis (les « Juifs de Rhodes ») sont demeurés des marchands et des travailleurs modestes. À l’instar des Grecs orthodoxes du Dodécanèse, nombre d’entre eux ont émigré au début du XXe siècle vers des lieux aussi divers que l’Égypte ou les États-Unis. Parfois, ils ont même opté pour des destinations moins classiques telles que le Congo belge, la Rhodésie du Sud et l’Afrique du Sud. Autant de migrations qui eurent des causes économiques mais furent aussi, à partir de 1938, liées aux lois italiennes anti-juives[3].

C’est l’histoire peu connue des Rhodeslis du Congo belge et de la Rhodésie du Sud qui m’a conduit à Rhodes en mai 2023 et qui a suscité mon intérêt pour cette diaspora. En effet, près de 2 000 Juifs de Rhodes ont émigré ou sont nés au Congo belge et en Rhodésie du Sud entre 1920 et 1960, donnant vie à de petites communautés florissantes qui ont subsisté jusqu’à la fin de la colonisation, et parfois même après. Pourtant, très peu a été écrit à leur sujet, comme au sujet des Juifs de Rhodes en général[4].

Tout en étant une période de migrations, les années de domination italienne sur l’île – en particulier celles qui vont de 1912 à 1936 et coïncident avec le gouvernorat de Mario Lago – sont souvent présentées comme l’âge d’or de Rhodes et de la communauté juive. Dans les mémoires et autobiographies publiées au cours des trente dernières années, la juderìa de l’entre-deux-guerres est dépeinte comme un monde idyllique, où « nous étions tous liés par nos traditions, et à jamais liés à la beauté de la vie dans ce bel endroit nommé Rhodes [5]». Parallèlement, c’était un monde qui s’éloignait des modèles ottomans de mixité, comme le note Vittorio Alhadeff : « on commerçait en prenant d’interminables cafés ; on nouait de solides et sincères amitiés, entre Turcs et juifs ou entre juifs et Grecs, rarement ou jamais entre Turcs et Grecs. [Mais] ces relations n’allaient pas beaucoup plus loin. Les familles ne se fréquentaient pas […] [6]».

Ce monde s’est brutalement effondré en juillet 1944 avec l’arrivée de l’armée allemande et la déportation de la quasi-totalité des quelques 2 000 Juifs vivant dans la juderìa, ainsi que de la centaine de Juifs de Kos – une île plus petite, faisant également partie du Dodécanèse italien.

Après la guerre, pratiquement aucun des moins de deux cents survivants n’a voulu retourner à Rhodes. Une petite communauté juive s’y est finalement reconstituée à la fin des années 1950, avec l’arrivée d’une poignée de familles originaires de villes telles que Volos et Thessalonique, répondant à l’appel lancé par le Conseil central des communautés juives de Grèce[7].

Depuis lors, ce qui reste de la juderìa est dispersé entre les États-Unis, l’Amérique latine, l’Afrique, Israël et l’Italie – autant de lieux où de petites diasporas Rhodeslis ont refait surface et où l’héritage de la communauté a été et est toujours maintenu en vie grâce à des synagogues portant le nom de Qal Shalom, des associations de défense du patrimoine, des livres, des peintures, des documentaires et à la transmission de la cuisine et de la musique sépharades.

L’imaginaire de Rhodes et les défis de son présent

À Rhodes, j’ai arpenté les rues de la vieille ville et pris des photos de la juderìa, des mosquées, des bâtiments néo-orientalistes et rationalistes construits par les Italiens dans les années 1920 et 1930 près du nouveau port, des hôtels des années 1960 et 1970 et des immeubles résidentiels de la neochori (en grec : « nouvelle ville »). Alors que je me trouvais aux archives régionales du Dodécanèse – installées dans un superbe bâtiment médiéval au cœur de la vieille ville – je me suis demandé si, pour comprendre cette île et son passé juif, il fallait penser Rhodes non pas (seulement) dans sa matérialité concrète – principalement un site historique visité par près d’un demi-million de touristes chaque année, mais (aussi) d’une façon plus imaginative. Parallèlement, je me suis rendu compte qu’à Rhodes, comme pour beaucoup d’autres endroits de la Méditerranée et ailleurs, « la bataille porte sur l’avenir du passé » et sur les traces qui en subsistent[8].

En tant qu’historien, mon défi est de réconcilier ce passé – que j’ai découvert dans des documents poussiéreux produits par l’administration italienne dans les années 1920 ou 1930 et que j’ai ressortis dans le silence de la juderìa – avec le présent de Rhodes : ses plages ensoleillées et ses tavernas bruyantes. Tout au long de ces journées passées sur l’île, je me suis interrogé sans pour autant trouver de réponse.

 

Puis, le dernier jour, quelques heures seulement avant de prendre mon vol pour Athènes, j’ai rencontré le père Luke Gregory, Vicaire Général de l’Archidiocèse Catholique de Rhodes. Alors que nous parlions dans l’une des salles de l’archidiocèse, à côté de l’église Sancta Maria, le père Luke m’expliqua que, pour lui, cette île « est comme une porte entre l’Est et l’Ouest ». C’est aussi un souvenir que l’on peut évoquer à propos des histoires de mobilité, de bonheur, de nostalgie et de traumatisme qui se rattachent généralement aux Juifs, aux Italiens ou aux Turcs. Mais « qu’en est-il de nous ? » – a demandé le père Luke en pensant aux migrants du Moyen-Orient qui arrivent aujourd’hui sur les îles grecques en provenance de Turquie, et aux conditions difficiles dans lesquelles ils se trouvent à Kos, à Lesbos ou, dans une moindre mesure, à Rhodes même[9]. Depuis les confins d’une Europe imaginaire – et d’une Union Européenne bien plus réelle – Rhodes peut-elle encore nous parler et nous éclairer sur la perméabilité et la résilience des frontières nationales et identitaires, sur les possibilités et les limites de la convivencia, sur l’ambivalence du colonialisme, sur les tragédies et les espoirs, sur les ruines qui ont permis à l’Europe contemporaine et à un pays comme la Grèce en particulier de voir le jour ?

En réfléchissant à ses mots, j’ai fini par me dire que ce dont Rhodes et son histoire (y compris juive) témoignent, c’est que nous sommes peut-être tous des ruines d’un passé qui n’est plus – ou qui n’a jamais été – et dont la présence nous hante, comme dans le poème « La grive » du Prix Nobel grec de Littérature Georges Séféris :

Comme lorsque

Tu rentres de l’étranger et que tu ouvres par hasard

Un vieux coffre oublié depuis très longtemps

Et que tu y retrouves en loques

Les vêtements que tu portais

Dans les instants de bonheur, dans des fêtes

Gorgées de lumières, de reflets qui vont s’assourdissant

Et seul demeure le parfum de l’absence

D’un visage jeune.

C’est vrai, les ruines

Ce ne sont pas les statues : mais l’épave, nous-mêmes.

Elles te poursuivent avec une étrange pureté

A la maison, au bureau, aux réceptions des grands,

Dans la peur inavouable du sommeil,

Elles parlent d’événements que tu voudrais ne pas avoir vécus,

Ou survenus longtemps après ta mort,

Et c’est difficile parce que… »

                           – « Les statues sont

                             au musée.

Bonne nuit. [10]»

Les touristes, les réfugiés et le lien de l’histoire juive

En quittant l’église Sancta Maria, j’ai observé la côte turque que l’on aperçoit depuis le port et pensé aux migrants venus de Syrie ou d’Irak qui arrivent sur ces îles grecques après des voyages périlleux, fuyant la pauvreté et la guerre. J’ai pensé aussi aux milliers de touristes qui visitent Rhodes chaque été, parmi lesquels les descendants de Rhodeslis qui vivent aujourd’hui à Seattle, au Cap, à Rome ou à Tel-Aviv et qui reviennent pour y retrouver le monde de leurs ancêtres. Le nombre de touristes juifs et surtout juifs israéliens est si élevé qu’en 2017, un petit Beit Chabad appartenant à des Israéliens – abritant un restaurant kasher et un service de traiteur – a ouvert ses portes à Ialyssos, à seulement quelques kilomètres de la ville de Rhodes[11].

Chacune de ces personnes fait alors l’expérience d’un fragment différent de Rhodes : la juderìa disparue, la plage de Lindos ou de Faliraki, un centre d’accueil installé dans l’ancien abattoir d’Akandia – où plus d’un millier de réfugiés ont été accueillis au cours de l’été 2019[12]. Mais « qu’en est-il de nous ? », comme l’a demandé le père Luke. Existe-t-il un nous collectif qui lie le passé et le présent, qui réconcilie ces mémoires et ces traces ?

 

L’histoire de Rhodes et de ses habitants juifs – dans ses côtés joyeux comme tragiques – peut peut-être symboliser ce nous et constituer un point de départ pour repenser ce que signifie la Méditerranée, ses ramifications mondiales. C’est une histoire qui nous oblige à affronter les facettes les plus sombres de l’histoire européenne : du colonialisme à la Shoah, jusqu’à la tragédie des migrants d’aujourd’hui – des évènements différents et sans aucun doute incomparables mais qui, néanmoins, ont tous une place centrale dans notre imaginaire contemporain. Mais une histoire qui nous révèle aussi des moments inespérés de coexistence et de beauté, de résilience et de renaissance : du sauvetage d’environ soixante-dix enfants arméniens d’Anatolie dans les années 1920 aux cinquante juifs, citoyens turcs ou ayant des parents turcs, protégés par le Consul Général turc de Rhodes et sauvés de la déportation en 1944[13]. Pour ma part, la juderìa m’a ouvert tout un monde et m’a permis de parler avec des personnes vivant dans des endroits aussi éloignés que le Zimbabwe, les États-Unis et la Belgique, de rencontrer un frère franciscain britannique et une jeune fille originaire d’Istanbul à la recherche de l’acte de naissance de son arrière-grand-mère, une Turque née à Rhodes dans les années 1920. Cette histoire, comme celle d’autres villes qui ont connu au XXe siècle des changements sociopolitiques et démographiques dramatiques – de Thessalonique à Alexandrie, en passant par Alger et Odessa – procure indéniablement un sentiment de tristesse et de nostalgie à l’égard de ce qui n’est plus, mais qui reste parfois visible comme dans les pierres et les murs de la juderìa.

Mon espoir est que ces traces et ces souvenirs juifs ne demeurent pas des évocations stériles d’un passé qui ne peut revenir, mais une invitation à réfléchir au présent et à l’avenir – plein d’incertitudes, de craintes mais aussi de possibilités – que nous partageons tous sur les rives de la mer Méditerranée.


Dario Miccoli

Dario Miccoli est chercheur en Langue et Littérature Hébraïque Moderne et Études Juives au Département des Études sur l’Asie et l’Afrique Méditerranéenne de l’Université Ca’ Foscari de Venise. Ses recherches portent sur l’histoire et la mémoire des Juifs des pays arabes et de la Méditerranée, ainsi que sur la littérature israélienne. Il est auteur de ‘A Sephardi Sea: Jewish Memories across the Modern Mediterranean’ (2022) et ‘Histories of the Jews of Egypt: An Imagined Bourgeoisie’, 1880s-1950s (2016).

Notes

1 Cet article a été écrit dans le cadre d’un séjour comme chercheur en résidence (avril-mai 2023) à l’École Française d’Athènes, que je tiens à remercier pour son soutien
2 Nora Menascé, “Qualcosa durerà…”: racconti, poesie, pensieri (Florence: Alinea, 2002), p. 156 (traduction de l’autrice)
3 Sur l’histoire des Juifs de Rhodes, voir : Marc Angel, The Jews of Rhodes : The History of a Sephardic Community (New York : Sepher Hermon, 1978);  Esther Fintz Menascé, Gli ebrei a Rodi: storia di un’antica comunità annientata dai nazisti (Milan: Guerini e Associati, 1992) et Marco Clementi, Storia della comunità ebraica di Rodi (1912-1947) (Rome: Tab Edizioni, 2022).
4 Pour des réflexions préliminaires, je renvoie à: Dario Miccoli, ““Ognuno prese la sua strada”: gli ebrei di Rodi, il Congo, la Shoah, 1920-1960”, Afriche e Orienti, XXII (2012): pp. 141-158.
5 Laura Varon, The Juderia: A Holocaust Survivor’s Tribute to the Jewish Community of Rhodes (Westport: Praeger, 1999), 1.
6 Vittorio Alhadeff, Le chêne de Rhodes (Paris: Paris-Méditerranée, 1998), 23.
7 Entretien de l’Auteur avec Carmen Cohen, Présidente de la Communauté Juive de Rhodes, Rhodes, 10 mai 2023.
8 Michael Hertzfeld, A Place in History: Social and Monumental Time in a Cretan Town (Princeton: Princeton University Press, 1991), 5. Sur la patrimonialisation de Rhodes, voir : Pierre Sintès, « A qui Rhodes? Discours d’appropriation et mise en valeur touristique dans la vieille ville de Rhodes (Grèce) », in Laurent Bourdeau, Maria Gravari-Barbas et Mike Robinson, dirs., Tourisme et patrimoine mondiale (Montreal: Presses de l’Université Laval, 2011), pp. 1096-1108.
9 Entretien de l’Auteur avec Père Luke Gregory, Vicaire Général de l’Archidiocèse Catholique de Rhodes, Rhodes, 11 mai 2023.
10 Georges Séféris, « La grive », en Poèmes, 1933-1945 (Paris : Gallimard, 1966), pp. 146-147.
11 Chabad Rhodes, accessible à l’adresse : https://chabadrhodes.com.
12 Nicole Bonfanti, “Rhodes and the Non-Existing Migrants Centre”, Melting Pot Europa, 27 aout 2019, accessible à l’adresse: https://www.meltingpot.org/en/2019/08/rhodes-and-the-non-existing-migrants-centre/
13 Les orphelins arméniens étaient logés dans l’Istituto della Piccola Opera della Divina Provvidenza di Don Orione de Rhodes, voir : Flavio Peloso, “Don Orione per gli orfani del genocidio armeno”, Messaggi di Don Orione, décembre 2019, accessible à l’adresse : https://messaggidonorione.it/articolo.asp?ID=1368 Le consul turque Selahattin Ülkümen a été déclaré « Juste parmi les Nations » par Yad Vashem en 1989. Je me réfère à : https://www.yadvashem.org/righteous/stories/ulkumen.html

Comments powered by CComment